Les faces et farces de Grandville.
Représentations de soi et stratégies auctoriales
d’un illustrateur romantique

- Stéphanie Borel-Giraud
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Fig. 3. Grandville, L’Académie des Beaux-Arts, 1829

Fig. 4. Grandville, Paris au crayon, 1843

Se présentant en artiste de la rue, Grandville traduit son impossibilité à appartenir pleinement à la communauté des artistes, ce qui constitue la « faille » qui sert de territoire à la construction de son œuvre autobiographique et à l’édification d’une image singulière d’artiste. Lorsqu’il se représente dans un atelier, c’est sous les traits d’un singe qu’il apparaît (fig. 3). Ce topos de la peinture, « Ars simia naturae », accompagne classiquement la contestation de l’Académie et parsème l’œuvre de Grandville depuis Les Métamorphoses du jour en 1829, les Fables de Florian et les Scènes de la vie privée et publique des animaux en 1842, jusqu’aux Cent proverbes en 1845. Grandville s’empare d’une image qui, parce qu’elle représente les artistes, lui sert à revendiquer son assimilation à ce statut et, dans le même temps, lui permet de figurer son ex-centricité. Dans L’Académie des Beaux-Arts, l’inscription du nom GRANDVILLE sur le carton à dessins posé au sol, guide le spectateur pour lui signifier la présence de l’artiste dans l’œuvre et l’inviter à l’y rechercher. Ironie de l’artiste à face de singe qui reprend à son compte le genre de l’autoportrait pour mieux en parodier tous les codes dont son caractère inévitablement spéculaire. Mais surtout, espièglerie de celui qui s’inclut au groupe simiesque pour mieux signifier, par sa distanciation corporelle, son impossible appartenance au groupe des peintres.
      Dans Paris au crayon pour L’Illustration. Journal universel du 11 mars 1843, Grandville endosse un costume de scène et prend une pose déhanchée que contrebalance la verticalité de son porte-mine autoréférentiel (fig. 4). Accompagné de ses animaux et végétaux animés, il est le meneur d’un cortège composé de personnages extravagants qui évoque les défilés précédant les spectacles de rue joués par les saltimbanques. Sujet de prédilection des artistes du XIXe siècle, Grandville accapare très précocement l’image du saltimbanque, phénomène artistique et littéraire qui se généralise au cours du siècle, dont l’analyse qu’en donne Jean Starobinski est en lien patent avec les scénographies de Grandville :

 

[Le] choix de l’image du clown n’est pas seulement l’élection d’un motif pictural ou poétique, mais une façon détournée et parodique de poser la question de l’art. Depuis le romantisme (mais non certes sans quelque prodrome), le bouffon, le saltimbanque et le clown ont été les images hyperboliques et volontairement déformantes que les artistes se sont plu à donner d’eux-mêmes et de la condition de l’art. Il s’agit d’un autoportrait travesti, dont la portée ne se limite pas à la caricature sarcastique ou douloureuse. (…) Le jeu ironique a la valeur d’une interprétation de soi par soi : c’est une épiphanie dérisoire de l’art et de l’artiste. La critique de l’honorabilité rangée s’y double d’une autocritique dirigée contre la vocation esthétique elle-même. Nous devons y reconnaître l’une des composantes caractéristiques de la « modernité », depuis un peu plus d’une centaine d’années [18].

 

La pose burlesque que complètent l’expression pantomimique et le costume de la fantaisie, renvoie l’image d’un artiste qui pratique une esthétique de l’écart, laquelle appartient au même registre que la caricature ; les yeux exorbités et la bouche immense formant un rictus désignent une distanciation avec les règles académiques du goût et du beau idéal. Comme l’analysent Laurent Baridon et Martial Guédron le « renversement des règles du bon goût [suppose] inévitablement un rapport parodique aux conventions du grand art : représenter des comportements inconvenants et des physiques disgraciés, c’[est] en transgresser sciemment les codes figuratifs et esthétiques » [19]. L’apport de la caricature, telle qu’héritée de l’Angleterre avec les estampes satiriques de William Hogarth ou, plus tardivement, les gravures de Thomas Rowlandson ou James Gillray, est ainsi mis en évidence par les auteurs : « Elle seule a pu trouver une efficacité visuelle foncièrement renouvelée en mobilisant un langage corporel direct et captivant » [20], dont se sert Grandville par le truchement de la figure du bouffon. Certes, une bonne part d’autodérision s’attache à la construction des images truculentes de sa personne, mais cette part demeure secondaire par rapport à la dimension subversive qu’offre le thème du saltimbanque.
      L’emprunt de cette figure populaire participe de ce mouvement de démocratisation de la vie artistique défini comme un « phénomène qui, au tournant des Lumières, a eu pour corollaires la transformation du marché de l’œuvre d’art, l’expansion considérable de la critique dans les journaux et les revues, puis, par la suite, l’avènement de la reproduction mécanique » [21]. La représentation de soi en saltimbanque, avec ses outrances, présente une double valeur symbolique en tant que satire de l’art et en tant que figure de liberté. La présence de la grenouille aux côtés de Grandville, petit animal qu’Annie Duprat rapporte au peuple de France [22], est signifiante du point de vue de ses idéaux républicains et renvoie son image de « plèbe-artiste » [23], tel qu’il aime à se définir.

 

Posture libertaire et utopie

 

      Auguste Jal, journaliste dans les principaux journaux d’opposition et critique d’art, introduit par son ami Victor Hugo dans le salon de Charles Nodier, écrit sur le Salon de 1827 : « Le Salon est aussi politique que les élections ; le pinceau et l’ébauchoir sont des instruments de partis aussi bien que la plume. (…) Le romantisme en peinture est aussi politique, car c’est la révolution ; c’est l’écho du coup de canon de 89 » [24].
      La dimension révolutionnaire du travail de l’homme de lettres, comme de tout créateur, est saluée par Balzac en ces termes : « Un homme qui dispose de la pensée est souverain. Les rois commandent aux nations pendant un temps donné, l’artiste commande à des siècles entiers ; il change la face des choses, il jette une révolution en moule, il pèse sur le globe, il le façonne » [25]. Les thèses saint-simoniennes ne sont pas étrangères à cette conception du rôle de l’artiste, auxquelles Grandville fait écho en opérant sa révolution d’artiste-plèbe avec la pointe de son crayon, en plaçant son talent au service de la liberté individuelle, et en s’appuyant sur la presse et le livre pour porter son message au plus grand nombre. Il s’inscrit ainsi dans le droit fil de la doctrine du parti social : « le talent a pris place à côté de la fortune et de la naissance, il compte directement parmi les forces qui constituent et dirigent le mouvement social » [26].

 

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[18] J. Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2004, pp. 8-9.
[19] L. Baridon et M. Guédron, « Caricaturer l’art : usages et fonctions de la parodie », pp. 87-108, § 3, dans S. le Men (dir.), L’Art de la caricature, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, « Les arts en correspondance », 2011 (page consultée le 18 août 2018).
[20] L. Baridon et M. Guédron, L’Art et l’histoire de la caricature, Paris, Citadelle & Mazenod, septembre 2015, p. 81.
[21] L. Baridon et M. Guédron, « Caricaturer l’art : usages et fonctions de la parodie », art. cit., § 8.
[22] A. Duprat, Les Rois de papier. La Caricature de Henri III à Louis XVI, Paris, Editions Belin, 2002, p. 122.
[23] A. Renonciat, La Vie et l’œuvre de J. J. Grandville, Paris, ACR Editions, 1985, p. 57.
[24] A. Jal, Esquisses, Croquis, Pochades ou tout ce qu’on voudra sur le Salon de 1827, page IV de la préface (page consultée le 18 août 2018).
[25] H. de Balzac, « Des artistes » (La Silhouette, 1830), OD, t. II, p. 708, cité par J.-L. Diaz, Devenir Balzac, Op. cit., p. 111.
[26] Editorial du premier numéro de L’Europe littéraire du 1er mars 1833.