La nature palimpseste ?
Ecrire et photographier
la Grande Guerre aujourd’hui

- Pierre Schoentjes
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résumé
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Présence de 14-18

 

      Les commémorations de 2014 remettent la Grande Guerre au cœur de l’actualité… jusqu’à satiété, voire au-delà. Ce n’est pourtant pas l’imminence du centenaire qui est venu déclencher cet intérêt, même s’il l’a incontestablement prolongé. A la suite des historiens, les écrivains se sont en effet emparés du sujet dès le début des années quatre-vingt, quand la disparition d’une grande partie de ceux qui avaient fait la guerre a permis de jeter sur les combattants un regard qui n’était plus entaché par les connotations peu flatteuses associées aux « anciens combattants ». Toute une nouvelle génération d’auteurs est venue s’interroger sur une guerre faite par leurs grands-parents quand ceux-ci étaient eux-mêmes jeunes. C’est cette réappropriation particulière qui explique la fréquence des dispositifs d’enquête – policière ou familiale – mis en place par ces romans, qui interrogent par ailleurs volontiers la question de la filiation. Les photographies, les correspondances, les carnets hérités occupent presque toujours une place importante dans les fictions : dans la première vague de romans consacrés à 14-18 à la fin du XXe siècle, l’archive est centrale.
      C’est le cas aussi des lieux, sur lesquels plusieurs personnages retournent en pèlerinage dans l’espoir de rendre sensible ce que les sources écrites ou les récits de famille sont impuissants à restituer. Pierre Bergounioux, qui prend directement la parole, le dit très bien dans Le Bois du Chapitre (1996) quand il observe que même les nombreux livres illustrés publiés au lendemain de la Grande Guerre sont impuissants à faire surgir l’environnement qui a constitué le quotidien des soldats :

 

Ce n’est pas seulement la couleur qui manquait aux clichés charbonneux, aux croquis, aux cartes d’état-major dont ils étaient illustrés. C’est aussi – comment dire – le précieux relief, les détails, les finesses qui niellaient, historiaient la palpable apparence de l’univers que j’avais touché. L’impression que les lectures m’ont laissée, et que je crois fidèle, est très distincte dans son immédiateté même. Je m’arrache les yeux pour savoir ce que je vois, identifier ce qui se passe. Un éternel crépuscule d’automne noie les paysages informes, bistres ou noirâtres, lunaires, où se dessinent un pan de mur, deux ou trois arbres réduits, comme les infirmes, à l’état de moignons, des silhouettes sommaires aux yeux d’ombre, au visage de plâtre ou de pierre, quand il n’est pas remplacé par les yeux de lémurien et le groin de porc du masque à gaz. Et alors il n’y a plus le décor d’astre mort aux arbres manchots, rien que le brouillard opaque, mortel, de l’ypérite [1].

 

      Depuis que les derniers témoins directs ont disparu, il n’y a plus que la littérature et les lieux pour rendre visible la Grande Guerre. Les romans jouissent d’une très importante visibilité, comme en atteste encore récemment l’attribution du Prix Goncourt 2013 à Au revoir là-haut de Pierre Lemaître, qui revisite le scandale des exhumations militaires à travers une escroquerie aux monuments aux morts. Mais aujourd’hui, comme dans l’après-18, le tourisme des champs de bataille – pour donner au retour sur les lieux un nom moins noble que celui de « pèlerinage » – est à nouveau florissant. Commémorer 14-18, c’est à l’évidence communier dans le souvenir d’un épisode tragique mais qui a rassemblé de manière extrêmement forte la nation. C’est aussi stimuler l’économie par le tourisme : les retombées financières pour certaines régions concernées ne sont pas négligeables et l’on comprend parfaitement pourquoi les commémorations actuelles se voient volontiers soutenues par les pouvoirs publics.
      Si en 2014 l’on peut soupçonner un certain opportunisme dans l’intérêt que les écrivains et les offices de tourisme déploient autour de la Grande Guerre – pour ne rien dire de celui des universitaires que nous sommes –, il n’en demeure pas moins que lieux et textes constituent incontestablement les voies d’accès privilégiées à cet épisode traumatisant du XXe siècle et dont le souvenir perdure.

 

La guerre en photographies

 

      Dans la production romanesque récente apparaît régulièrement la photographie. De manière thématique d’abord parce que c’est très souvent la découverte de vieilles photographies qui met les protagonistes sur la piste du passé familial. Dans un contexte qui revient sur les mutineries de 1917, Roger Grenier écrit de manière caractéristique : « Il reste une photo du soldat, dans un jardin, devant un mur de glycines. Il s’est accroupi et a mis un genou à terre pour caresser le chien qu’il a baptisé Crapouillot. Cette photo a été envoyée à Geneviève Mailhoc par un de ses camarades » [2]. 
       La photographie intéresse le romancier d’abord parce que c’est une trace qui atteste de manière concrète de ce qui a été. Mais il va de soi que dans la littérature d’aujourd’hui comme dans celle de l’époque, la photo peut jouer des rôles très divers. On oublie trop souvent qu’à côté de sa fonction de souvenir, évidente, elle peut jouer aussi le rôle de trophée. André Pezard notait déjà la « bonne photo » qu’il y avait à prendre lorsque l’on croisait un cadavre propulsé dans un arbre [3].
      Dans son récent et très visuel 14 (2012), Jean Echenoz thématise non seulement la photographie à travers le personnage de Charles, « son appareil photo Rêve Idéal de chez Girard & Boitte pendu comme d’habitude à son cou » [4], mais son écriture exploite volontiers aussi des effets de cadrage qui appartiennent au monde de l’image. Les références à la photographie sont nombreuses dans la littérature qui s’inspire de la Grande Guerre ; cela ne doit pas étonner dans la mesure où il s’agit du premier conflit dans lequel les combattants avaient la possibilité de prendre eux-mêmes des photographies pendant leur séjour sur le front.
      Il va de soi qu’il ne saurait être question d’aborder ici le vaste sujet de la présence de la photographie dans les romans de la Grande Guerre tels qu’ils s’écrivent depuis une trentaine d’années. La thématique mériterait certainement une étude détaillée car elle révélerait des orientations de l’écriture importantes, entre recherche de sensationnalisme et travail de deuil.
       L’on peut par contre s’arrêter à quelques fictions qui ont fait le choix de présenter des photographies à côté du texte. Le Monument (2004), « roman vrai » de Claude Duneton, enquête sur le monument aux morts de Lagleygeolle en Corrèze et reproduit une série de photographies en noir et blanc prises par l’auteur. Elles ont comme sujets la nature campagnarde, les monuments, les plaques, et au moins un objet ayant appartenu à un forgeron parti faire la guerre en 1914. La majorité des photographies montrent des paysages : le village, les champs et les prairies photographiés au début des années 2000 suggèrent la permanence de la ruralité. Si l’environnement a changé, les photographies permettent néanmoins de se faire une idée précise des lieux tels qu’ils étaient à l’époque de la Grande Guerre.
       Claude Duneton donne une place centrale à l’articulation texte-image, même quand il évoque des clichés anciens et qui ne sont pas reproduits dans le volume : « Michel Manimont, le second au premier rang en partant de la gauche, jambes étendues devant lui, envoya la photographie reproduite en carte postale à Louise sans la moindre allusion aux dangers terribles auxquels cette équipe venait d’échapper » [5]. 
      Plus près de nous, Eric Vuillard place une série de photographies en noir et blanc en regard de chacun des chapitres de La Bataille d’Occident (2012). Dans son cas, il s’agit toutefois de photographies d’époque qui montrent des acteurs importants de la guerre, des défilés, l’armement… Contrairement à ce qui s’observait chez Duneton, aucun paysage cependant chez Vuillard, et ce alors même que la description de la nature occupe une place importante dans son récit.

 

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[1] P. Bergounioux, Le Bois du Chapitre, Orléans, Théodore Balmoral, 1996, pp. 25-26.
[2] R. Grenier, Partita, Paris, Gallimard, 1991, p. 20.
[3] A. Pezard, Nous autres à Vauquois [1918], Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2001, p. 130.
[4] J. Echenoz, 14, Paris, Minuit, 2012, p. 13.
[5] C. Duneton, Le Monument, Paris, Balland, 2004, p. 495.