Questions à trois créateurs
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Stefan Boness
Photographe berlinois, il travaille sur la notion de « réalité » du lieu dans le contexte des événements passés et l’historicisation délibérée des perspectives historiques. Voir : Flanders Fields (sélection)

 

Quelles images-sources, quelles images d’archives de la guerre de 14 vous ont influencé dans votre processus de création ?

S. B. Je suis très influencé par les écoles hollandaise et flamande (les paysages de Jacob van Ruisdael ou de Jan van Goyen, par exemple) et j’admire l’œuvre de Caspar David Friedrich, en particulier la composition de ses tableaux. Pour ce qui est de la photographie, je m’inscris dans la tradition de la photographie de paysage anglaise conceptuelle. Je trouve que la manière dont certains photographes, tels Jason Orton, Jem Southam ou Simon Norfolk (notamment sa merveilleuse série afghane), perçoivent et interprètent le paysage est éblouissante.

 

Notre perception de la Grande Guerre est médiatisée par les représentations et re-créations postérieures qui en ont été faites : y a-t-il certaines images ou certains artistes qui vous ont influencé dans votre démarche créatrice ?

S. B. Lorsque, dans les archives de l’Imperial War Museum (Londres), j’ai vu pour la première fois cette photographie prise après la bataille de Passchendaele en 1917, j’ai été à la fois éprouvé et inspiré. L’image représente un paysage lunaire dévasté. Bombes et obus ont transformé le site en une mer de boue, sans laisser aucune trace des bâtiments, des arbres ou de la végétation. Comment est-il possible qu’aujourd’hui il ne reste quasiment rien qui rappelle aux visiteurs occasionnels les horreurs passées de la guerre ? Autour d’Ypres, la région est intensivement cultivée et, de fait, elle ressemble aux autres régions agricoles de l’Europe occidentale.

 

Y a-t-il une image en particulier qui a nourri votre représentation de la Grande Guerre et qui aurait servi de déclencheur à votre travail ? Pourriez-vous la décrire et la commenter ?

S. B. Je pense à la photo du Saillant d’Ypres dont je parlais auparavant. Elle a influencé mon approche de plusieurs manières. L’idée derrière mon projet était de dénicher et de capter les traces à première vue invisibles qui caractérisent ce « paysage meurtri », car au deuxième ou au troisième coup d’œil on remarque qu’il subsiste de nombreuses cicatrices indélébiles dans le paysage des Flandres : quelques bunkers isolés qui semblent avoir été placés là au hasard et des obus vides en plein milieu des champs ou au bord de la route. Et puis, il y a tous les cimetières militaires, signes les plus visibles qui remettent en question cette apparente normalité. De nombreux vestiges continuent de façonner le paysage aujourd’hui et l’observateur attentif peut les débusquer.

 

Y a-t-il une image, ou un type d’images, que vous vous êtes au contraire efforcé d’éviter, ou contre lequel votre travail s’est construit ?
 
S. B. Il y a certaines photos évidentes que j’aurais pu faire mais que j’ai délibérément évitées pour ce projet. J’ai par exemple évité de photographier les membres des associations de vétérans qui se recueillent dans les cimetières ou sur d’autres sites. Vu ma démarche, les mises en scène n’étaient pas envisageables. Et il m’a semblé qu’il était bien plus intéressant de partir à la recherche de traces dissimulées même si cela constituait un vrai défi.
D’une certaine manière, le photographe est toujours confronté aux clichés. Même si on tente de les éviter, on joue parfois avec. Pour mon projet documentaire au long cours, FF, j’ai donc choisi une approche qui place le photographe à distance.

 

Selon quelles procédures techniques fabriquez-vous vos images à partir des images sources ? Comment retravaillez-vous les images d’archives ?

S. B. Pour mener à bien ce projet j’ai fait un gros travail de recherche et je suis allé plusieurs fois dans la région d’Ypres entre 2003 et 2013. L’objectif premier était de révéler ce qui se cache ou ce que le paysage a recouvert aux alentours de la ville. Les images qui en résultent sont méditatives mais également marquées par mon approche très personnelle du sujet. Pour cette longue et lente démarche j’ai utilisé un [appareil] moyen format et un ancien type de pellicule. A certains endroits, j’ai re-photographié quelques lieux particuliers pour montrer l’évolution du paysage. J’ai aussi photographié certains sites à différentes saisons, le cratère de la colline 60 par exemple, dont la série comprend un moment d’exception, sous la neige. J’ai souvent été surpris d’observer combien le paysage change entre l’été et l’hiver, ainsi que par les différents sentiments que les saisons suscitent.

 

Comment situez-vous votre travail au sein de la commémoration de la Grande Guerre et de ses manifestations médiatiques et culturelles ?

S. B. Les commémorations du Centenaire sont évidemment très importantes. Ces dernières années, il y a eu de nombreux débats autour de la Grande Guerre et les discussions sur la mémoire du conflit se sont étendues à certains évènements politiques récents (la crise ukrainienne est un exemple particulièrement saillant). Il me paraît nécessaire de s’interroger sur ce que l’histoire nous enseigne.
Et oui, j’estime que mon travail fait partie de la mémoire de la Grande Guerre. Je m’intéresse à la réalité concrète des paysages actuels tout en gardant à l’esprit leur dimension historique sous-jacente. Les images documentaires de ces paysages en apparence « simples et innocents » stimulent l’imagination du regardeur/spectateur, suscitent un questionnement sur les souffrances du passé et sur les pertes humaines de la bataille des Flandres. C’est un paysage qui, tout au long du XXe siècle et au-delà, a résolument façonné le futur de l’Europe.

 

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