Fritz Haber de David Vandermeulen :
images mémorielles

- Philippe Maupeu
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Fig. 2. D. Vandermeulen, Des choses
à venir
, 2014

Art du récit et dramaturgie de Fritz Haber

 

      Fritz Haber fait jouer sur un registre qui lui est propre la tension inhérente à la bande dessinée entre enchaînement séquentiel des cases et saisie tabulaire de la page [21]. La pensivité et la suggestivité de chaque image, conçue d’abord de manière autonome avant d’être insérée dans la planche, fait de chacune d’entre elles un événement visuel. Mais cette autonomie de l’image sur le plan phénoménologique (perceptif) s’articule à une forte intégration narrative et à un art du récit très maîtrisé. Dans Fritz Haber, plusieurs lignes de force narratives se développent en contrepoint à la ligne biographique proprement dite : ainsi dans le tome IV la reconnaissance du projet sioniste porté par Théodore Herzl puis Haïm Weizman, Haber étant relégué au second plan et supplanté sur le devant de la scène par Walter Rathenau. En même temps, l’ordre chronologique est strictement linéaire (à l’exception du Prologue), et c’est bien de la biographie d’un pays et d’une époque, au-delà du personnage principal, qu’il s’agit.
     La structuration narrative compense la discontinuité causée par la parution en tomes, et soutient un récit au long cours. Les séquences narratives (il s’agit le plus souvent de scènes dialoguées, « réalisant conventionnellement l’égalité de temps entre récit et histoire » [22]), sont regroupées en chapitres, contextualisées dans le temps et l’espace par un titre en surimpression ; la numérotation des chapitres est continue de tome en tome. Le récit est balisé par tout un appareil de citations reflétant « l’esprit du temps » ou versant par anachronisme un éclairage indirect sur l’époque : écrivains et intellectuels contemporains (Rathenau, Weizman), extraits de discours ou d’entretiens (Bismarck, le Kaiser Wilhelm), philosophes et écrivains « classiques » ou du siècle précédent (Thomas Carlyle dont Les Héros est le livre de chevet de Fritz Haber, Goethe (Faust surtout), Nietzche, Engels, Kleist, Heine, mais aussi Walter Scott, Shakespeare, Dante et bien d’autres encore). Cette polyphonie citationnelle enrichit la lecture de tout un réseau d’échos, d’analogies, de correspondances, qui tend notamment à montrer comment la mécanique guerrière est en marche bien avant le déclenchement du conflit : les extraits de la Guerre future d’Isaac Bloch (1898) sonnent par exemple avec une lucidité sinistre, à moins qu’ils ne tiennent de la self-fulfilling prophecy [23].
      Le dispositif pseudo-cinématographique de « captation du regard » et la structure narrative œuvrent de concert à tenir le spectateur en alerte : Fritz Haber est un objet qui s’impose par la radicalité de ses choix esthétiques, par une homogénéité formelle qui ne tombe jamais dans l’uniformité, mais un objet qui résiste au lecteur qui ne se l’approprie que progressivement. Ce processus de résistance vaincue est entre autres dû à une tactique de l’épargne narrative qui consiste à délivrer parcimonieusement et dans l’après-coup les informations indispensables à l’intelligence du récit. L’identité iconique des personnages, à l’exception peut-être de Fritz Haber et Einstein, est d’image en image constamment remise à l’épreuve, et le lecteur doit souvent s’en remettre aux cartons explicatifs pour savoir de quoi il retourne et identifier les acteurs de la scène qui a commencé à se jouer sans lui. Ces cartons interviennent le plus souvent à contretemps, avec un retard savamment dosé qui oblige le lecteur à revenir sur ses pas et à attribuer rétrospectivement à leurs locuteurs les paroles qu’ils ont commencé deux ou trois vignettes plus haut à échanger [24].
      Technique également très cinématographique, passée dans le langage du documentaire ou reportage télévisuel, adaptée au langage de la BD de reportage, le split audio consiste à décaler le son par rapport à l’image : le lecteur ne découvre que dans un second temps les protagonistes du dialogue inscrit en sous-titres lumineux sur l’écran. Vandermeulen utilise le procédé à l’amorce de chaque nouvelle séquence (en tête ou au milieu d’un chapitre) comme moyen efficace de relance du récit. Le décor sur lequel s’inscrit la voix off est généralement le lieu, plus ou moins général ou restreint, dans lequel le dialogue se situe. Ainsi du chapitre XV, tome IV, qui prend pour cadre Lucerne, en février 1916, et montre une vue générale « touristique » de la ville avec deux lignes de dialogue en incrustation, avant que le regard en bas de page ne se porte sur les deux promeneurs, Bernhard von Bülow et Walter Rathenau (pp. 20-21) ; toujours dans le même tome, un plan pleine page d’un bâtiment officiel d’allure néo-baroque à Londres (siège du War Office ?) avec en sous-titre un échange cordial in medias res (« Bonjour Mark, merci d’être venu me voir. Asseyez-vous, je vous en prie… ») dont le lecteur n’identifie les acteurs qu’après avoir tourné la page. Ces éléments participent du rythme propre au roman et contribuent à nouer plus fortement, dans une relation de nécessité réciproque, les liens entre le texte et l’image pour densifier l’expérience de lecture.
      Autre procédé dans la palette rhétorique de l’auteur, l’enjambement iconique (la figure dessinée dans une vignette excède son contenant et se « prolonge » par-delà la gouttière dans la vignette suivante ou contigüe), parfois associé au split audio, accompagne un mouvement de travelling vertical, descendant, généralement à l’ouverture d’une scène, pour favoriser l’immersion du lecteur dans l’univers représenté [25]. Ainsi du dialogue entre Rathenau et Einstein (23 mai 1917) dans une voiture traversant Berlin, sur fond de panoramique de la ville divisé en trois bandeaux (tome IV, ch. XVII, pp. 120-121 ; fig. 2) [26] : le lecteur apprend avec Einstein « sous le sceau du secret » comment le gouvernement allemand a financé le rapatriement clandestin de Lénine en Russie, et éprouve grâce à ces panoramiques le sentiment d’être plongé au cœur de décisions politiques qui engagent à leur insu l’avenir des nations tout entières (ici la puissante et indifférente Berlin avec ses monuments, ses gares et leurs marquises, ses trolleys et ses rails, ses immeubles, son trafic, ses commerces, ses rues, ses trottoirs, ses passants). Vandermeulen joue des différentes possibilités dramaturgiques de la voix off, qu’elle relève du split audio ou d’une narration seconde assumée par un narrateur-personnage. Le déphasage entre point de vue et point d’écoute, ou plus largement entre ce qui est dit et nommé d’une part, et ce qui est montré et représenté de l’autre, frappe particulièrement dans la séquence liminaire du tome II, ch. VI, consacrée au massacre du peuple Herero dans les colonies allemandes du sud-ouest africain. Les propos qu’échangent Rathenau, Von Schuckmann (gouverneur de la région, successeur du criminel von Trotha) et Dernburg (ministre des Colonies), sont rapportés sur un film d’images conventionnelles de l’Afrique (intérieur d’une maison coloniale avec ses trophées, scènes de safari, case et animaux domestiques, pirogue sur un fleuve), à la fois déplacées dans ce contexte et empreintes de mélancolie : le premier génocide de l’histoire du XXe siècle reste hors champ, Vandermeulen refusant de substituer à l’Histoire son ersatz spectaculaire. La dernière image de la séquence, pleine page, est d’ailleurs de celles qui troublent la mimesis : une trouée lumineuse déchirant la surface d’une eau épaisse et noire, et au centre en médaillon ce que l’œil reconnaît finalement, après bascule du plan de représentation, comme cinq ou six hommes dans une embarcation et leurs reflets, vue de loin en forte plongée à travers le cadre d’un feuillage. Image pensive, manifestant la part irréductible d’invisibilité d’une Histoire qu’il faut malgré tout, dans un processus sans cesse contrarié et recommencé, travailler à représenter [27]. Le récit historique vaut autant chez Vandermeulen, par ce qu’il voile ou qu’il trouble, par ce qu’il choisit de ne pas montrer [28], que par ce qu’il montre.

 

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[21] Tension fertile entre « tableau » et « frise » sur lequel P. Fresnault-Deruelle a le premier attiré l’attention (« Du linéaire au tabulaire », dans La bande dessinée et son discours, Communications, n° 24, 1976, pp. 7-23), avant les travaux de B. Peeters (Lire la bande dessinée) et Th. Groensteen (Système de la bande dessinée).
[22] G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », p. 129.
[23] Tome III, p. 60.
[24] Par exemple dès la première page du tome IV : il faut tourner la page pour découvrir l’identité du personnage qui prononce la première réplique de l’ouvrage.
[25] Quand il n’est pas gouverné par des contraintes très pragmatiques, l’image globale étant subdivisée en autant de vignettes superposées (deux ou trois) qu’il faut pour pouvoir contenir les sous-titres, étagés sur deux lignes au maximum. On comparera l’utilisation « rhétorique » vs « pragmatique ad hoc » de l’enjambement dans le tome IV par exemple : pp. 28, 30, 119, 132, 138 etc.
[26] Dans cette séquence, les aperçus sur la ville quelques vignettes plus haut peuvent d’abord passer à la rigueur pour des vues subjectives des personnages à l’intérieur de la voiture (pp. 117-118), avant la dissociation manifeste des points de vue et points d’écoute (p. 120 sqq.).
[27] Voir G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003.
[28] L’attentat de Sarajevo (28 juin 1914) n’est pas même évoqué : peut-être parce qu’il tient de l’imagerie, et parce qu’il est un point aveugle de l’actualité pour les protagonistes du récit inconscients de ce qui se noue ; ou peut-être, plus sûrement, parce qu’il n’est qu’un élément contingent dans l’implacable mécanique de guerre qui s’enclenche depuis la fin du siècle précédent, et dont le plan Schlieffen est une des pièces les plus probantes, mais non la seule (voir J. Keegan, La Première Guerre mondiale, Perrin, « Tempus », 2003, pp. 42-51).