Conclusion
- Sylvie Vignes
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      Issu de la convergence de centres d’intérêts entre des chercheurs en littérature française et anglo-saxonne travaillant tout particulièrement sur la mémoire collective, l’image et le rapport texte/image dans la modernité et le contemporain, cet ouvrage s’est donc donné pour but premier de ne pas réitérer les entreprises à visée spectaculaire – de saison en temps de Centenaire – qui ne pouvaient, par cette visée-même, que manquer leur cible. Il ne s’agit nullement d’en « mettre plein la vue » au destinataire, mais de tenter, par des moyens et des dispositifs à la fois plus humbles et plus complexes, de donner à voir ce que tant de personnes ont vécu comme un voyage au bout de la nuit. Et donc de présenter et d’analyser des œuvres créatives, littéraires et plastiques, qu’un siècle sépare des événements représentés, mais qui, à travers un media ou un autre, dans un style ou un autre, se sont donné les moyens de les faire revoir.
      Le travail de photographes tels que Stefan Boness, Frédéric Hermann, Paola de Pietri ou Jean Richardot se révèle ainsi, en définitive, bien plus efficace que les reportages fonceurs et frontaux dont nos écrans ont été quelque peu saturés en 2014. C’est, comme la littérature, par un nécessaire et précieux détour, un biais ou un pas de côté, qu’il atteint son but. Pas de reconstitutions-chocs censées nous replonger directement au cœur de la Grande Guerre, mais un regard d’aujourd’hui, assumé comme tel et d’une remarquable patience, porté sur les cicatrices – voire les plaies encore béantes – qu’elle a laissées dans les paysages et dans la mémoire collective. Comme le souligne Stefan Boness à propos des « rephotographies » de Flanders Fields : « Les images documentaires de ces paysages en apparence “simples et innocents” stimulent l’imagination du regardeur/spectateur, suscitent un questionnement sur les souffrances du passé et sur les pertes humaines de la bataille des Flandres. » Et la photographe italienne Paola de Pietri de renchérir :

 

J’ai exploré les lieux témoins de cette histoire, à la recherche fragile de la mémoire, dernière résistance d’un passé émergeant de la sphère privée avant de tomber dans l’oubli. Sur les montagnes, où le temps humain s’est arrêté et où seul le rythme de la nature a imprimé sa trace, les paysages qui semblent naturels sont en fait le résultat de batailles livrées et de vies vécues tous les jours pendant des années par des centaines de milliers de soldats. 

 

      A la suite du travail de grands peintres britanniques comme Paul Nash (qui inspire manifestement le personnage de Paul Tarrant dans le roman Toby’s room de Pat Barker) ou Christopher Nevinson, eux-mêmes héritiers des Expressionnistes contemporains du conflit, les bédéistes Jacques Tardi et David Vandermeulen présentifient l’horreur à travers des choix de formes et d’outils percutants et typés : bande dessinée comme « œuvre au noir » sous le fusain de l’un, saisissante abrasion des images par l’autre grâce à une sorte de  parent pauvre du gaz moutarde : la javel. Et, sans doute pour tous, jeux avec des images antérieures devenues images intérieures, obsédantes et inspirantes : ainsi le terrible destin de Fritz Haber est-il d’entrée et continûment mis en parallèle par David Vandermeulen avec celui de Siegfried, à travers des scènes et une esthétique rappelant ostensiblement les Nibelungen de Fritz Lang.

 

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