La guerre, ruine de l’homme
dans l’œuvre de Jacques Tardi

- Jean Arrouye
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Fig. 1. J. Tardi, Putain de guerre ! 1914-1915-1916, 2006

     « Ce qui m’intéresse, déclare Tardi lors d’une interview, c’est la misère quotidienne dans les tranchées, pas les faits d’armes héroïques » [8]. L’héroïsme suppose un détachement des contingences, que l’on surmonte les misères de l’existence, que l’on néglige les conditions matérielles d’existence. Les poilus de Tardi sont au contraire absorbés par les contingences, englués dans la boue omniprésente, condamnés à être engloutis par les tranchées, qu’ils ont creusées pourtant pour s’y abriter. Les images de tranchées sont nombreuses. Si l’une représente les soldats se reposant dans une cagna, l’un mangeant, son voisin bourrant sa pipe, un troisième ciselant une douille d’obus pour en faire un vase (mais ce repos ne saurait durer : un sous-officier vient chercher un volontaire pour un poste d’observation avancé que l’on ne peut atteindre qu’au péril de sa vie, et le volontaire mourra), toutes les autres insistent sur la promiscuité et l’inconfort de la vie des tranchées : on « vit dans la boue comme des rats », indique le commentaire de l’une d’entre elles, tandis qu’une autre montre une cagna inondée dans laquelle « un pauvre type fut noyé » [9]. Chose plus grave, les tranchées ne peuvent protéger contre les bombardements d’artillerie. Ceux-ci défoncent toutes les parois palissadées, éventrent les talus et répandent la mort ; ils font réapparaître les cadavres enfouis dans la terre lors de précédents bombardements, changent la tranchée en marécage où l’on enfonce jusqu’aux genoux, en font « une immense fosse commune ». Lieu de vie, la tranchée est aussi lieu de mort. Dans les albums de Tardi elle symbolise ainsi le destin des soldats qui ne survivent que dans l’attente de la mort.
      En effet la mort est partout aux aguets. Dès que l’on sort de la tranchée pour partir à l’attaque, naturellement la mort frappe et, si les corps ne sont pas réduits en bouillie, ils restent accrochés dans « les cordes à linge », ainsi que les soldats surnomment les fils de fer barbelés où ils pourrissent longuement (fig. 1) [10]. Mais même au repos, à l’arrière des lignes, des obus pulvérisent choses et gens. Cette mort inopinée, et toujours menaçante, qu’on ne peut voir venir et qu’on ne peut donc affronter, annihile toute possibilité de conduite héroïque.
      L’attention aux détails, à la représentation exacte d’objets d’usage ordinaire – l’équivalent des « petits faits vrais » que Stendhal jugeait nécessaires à la vraisemblance des romans – va dans le même sens. Le moulin à café posé sur une table et le bidon à vin suspendu à côté du fusil, ainsi que le geste de celui qui se roule une cigarette à l’infirmerie, rappellent les pauvres et médiocres plaisirs que pouvaient goûter les soldats ; la boîte à sardines accrochée à une baïonnette fichée dans un étai et placée au-dessus d’une bougie allumée permet d’imaginer le long temps qu’il faut consacrer à l’épouillage [11]. Ni tourner le moulin à café, ni se rouler une cigarette, ni s’épouiller ne sont des actions héroïques, ni ne sont des comportements que l’on peut rattacher à une conduite héroïque. Il en va autrement avec la pince que l’on voit posée à côté d’un homme qui veille à un poste de tir, car c’est une pince à couper les fils de fer barbelés. On verra en effet un soldat envoyé accomplir ce travail et mourir à la tâche [12]. La pitié l’emporte alors sur l’admiration qui est le sentiment lié à l’héroïsme. Ou la compassion devant l’absurdité de faire monter à l’assaut des soldats portant sur le dos tout leur paquetage, qui ne peut que les embarrasser au moment même où ils auraient besoin de la plus grande liberté de mouvements [13]. Ce paquetage devient ainsi le symbole de l’absurde auquel sont soumis ces hommes, comme la boîte de sardines l’est de leur condition de gens privés de toute liberté et le geste de rouler une cigarette de leur impuissance devant la souffrance des blessés et amputés. Tous ces objets sont donc les attributs d’hommes qui vivent dans le malheur et qui sont, comme le dit le soldat Lafont, « depuis longtemps habitués à la boue, la peur et la mort » [14].
      Cette mort est horrible, et l’on ne peut en effet que vivre dans la peur quand on sait qu’elle prend la forme d’une violence extrême faite au corps. Les images s’en multiplient dans tous les albums. Dans La fleur au fusil, en quatre images qui occupent entièrement la page où l’on voit Brindavoine arriver au front, Tardi organise une progression démonstrative de l’anéantissement des hommes par la guerre : sur la première un cadavre est pris dans les branches d’un arbuste ; il aura peut-être droit à une tombe ; sur la deuxième un cadavre git dans la boue ; il risque d’y disparaître ; sur la troisième, c’est fait ; seule une main dépasse encore du cloaque ; sur la quatrième, les deux soldats qui s’avançaient sont pulvérisés par l’explosion d’un obus. Dans 1914-1918, c’était la guerre des tranchées, le soldat Lafont meurt, une jambe arrachée ; à l’hôpital où culs-de-jatte, hommes-troncs et gueules cassées sont rassemblés, on constate que les plus malheureux ne sont pas forcément ceux qui meurent. Dans Varlot soldat, les images liminaires, qui pourraient illustrer un « entrez dans la danse macabre », montrent des soldats dont le visage ou les jambes sont emportés par la déflagration d’un obus. Dans Putain de guerre, 1914, 1915, 1916, un bras arraché est tombé sur le talus d’une tranchée dévastée dans laquelle il ne reste que des cadavres ; sur la page voisine un soldat a simultanément un bras, la main opposée, la tête et les tripes arrachées ; dans Putain de guerre ! 1917, 1918, 1919, à l’hôpital, des soldats amputés des jambes, posés comme des objets sur une banquette attendent qu’on vienne les déplacer ; en face une galerie de portraits de gueules cassées fixe avec reproche ceux qui leur rappellent qu’ils n’ont plus figure humaine. Or ceux-là, ce sont les lecteurs-spectateurs. Cette procédure d’implication montre que le but de Tardi est de les bouleverser pour qu’ils concluent que la guerre est inacceptable.
      Ce thème de la dévastation du corps, éminemment douloureux pour l’esprit, difficilement supportable pour le regard et effroyable pour l’imagination de qui sait que ces façons de mourir (ou de survivre) furent celles de millions de victimes, culmine hyperboliquement dans celui de l’éventration, qui est l’extrapolation de l’aventure du grand-père, et dont les multiples occurrences indiquent que c’est une chose qui suscite chez Tardi horreur et effroi. Provoquée par une balle ou un éclat d’obus reçu dans le ventre, elle ne fait mourir qu’au terme de longues et terribles souffrances auxquelles on ne peut penser qu’avec terreur. Comme Jean Giono dans Le Grand troupeau, et ailleurs, Tardi la voit comme la plus effroyable des morts. Dans 1914-1918, c’était la guerre des tranchées, qui décrit la vie et la mort d’hommes simples, dont on peut aisément se sentir proche, les éventrations sont très nombreuses, de sorte que cette mort horrible paraît la norme, la mort guerrière par excellence.

 

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[8] Paris-Match, 6-12 novembre 2008.
[9] J. Tardi, 1914-1918, c’était la guerre des tranchées, op. cit., pp. 101 et 39.
[10] J. Tardi, 1914-1918, c’était la guerre des tranchées, op. cit., pp. 25, 38, 40, 46, 49, 103, 112 et 126 ; Tardi, Verney, Putain de guerre ! 1914-1915-1916, op. cit., pp. 21, 30, 31 et 41.
[11] J. Tardi, 1914-1918, c’était la guerre des tranchées, op. cit., pp. 39, 97 et 125.
[12] Ibid., pp. 11 et 69-71.
[13] Ibid., pp. 44-45.
[14] Ibid., p. 38.