Collage typographique et readymade livresque
dans la poésie visuelle de Jean-François Bory

- Gaëlle Théval
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Fig. 2. J.-Fr. Bory, Le Cagibi de
MM. Fust et Gutenberg
, 1992

Fig. 3. J.-Fr. Bory, Les Nourritures
typographiques
, 2006

Fig. 4. J.-Fr. Bory, « Portrait de
l’artiste en beau parleur » 1973

Fig. 5. J.-Fr. Bory, « Travail poétique », 1971

      Ce rapport à l’histoire de l’écriture se retrouve dans les poèmes où le collage convoque cette fois la mémoire de l’imprimerie. Plusieurs poèmes présentent ainsi des compositions exclusivement typographiques, au sein desquelles le mot ne se voit pas nécessairement éclaté comme dans les cas précédemment évoqués, mais où différentes polices de caractères sont perceptibles à l’intérieur des mêmes mots, par ailleurs disposés de façon linéaire. Cet usage extrême de l’hétérogénéité typographique, en allant à l’encontre des règles de base de composition en la matière arrête la lecture, attire l’attention sur la matérialité typographique dont chaque mot se compose : la typographie n’est pas ici au service du sens, mais s’autonomise, comme on peut le voir notamment dans Le Cagibi de MM. Fust et Gutenberg [8] (fig. 2). Les compositions de cette œuvre relèvent du collage, tant par l’effet d’hétérogénéité qui s’y donne à voir que par leur mode de production, fondé sur l’utilisation de séries incomplètes de caractères et de fragments d’imprimés récupérés dans l’atelier de l’inventeur de l’imprimerie. Le texte fut ainsi composé à l’issue de cette trouvaille, feinte ou réelle, dans une inversion de l’ordre qui préside traditionnellement à l’édition des textes qui veut que le typographe choisisse son caractère en fonction de son adéquation à un contenu préexistant. Ici, le texte s’adapte aux caractères sélectionnés, et l’absence d’unité typographique de l’ensemble empêche la typographie de se mettre au service du sens, maintenant à la lecture la hiérarchie inversée ayant présidé à la conception du poème.
      L’esthétique du collage typographique s’ancre ainsi, chez Bory, dans une méditation sur l’écriture, que l’on retrouve dans l’ensemble des poèmes fondés sur l’agglomération de lettres. Les lettres autonomisées sont collées les unes aux autres jusqu’à former un ensemble illisible, formant une silhouette rappelant celle de l’idéogramme. A l’instar de prédécesseurs comme Pound, Bory confronte l’idéogramme à l’alphabet latin dans des compositions mixtes dont témoignent notamment les calligrammes (Bory préfère le terme de « typogramme ») des Nourritures typographiques [9] et de Japon, le retour [10]. Les Nourritures typographiques déploient ainsi une suite de typogrammes, certains formant paysages, parfois peuplés de silhouettes en noir elles-mêmes traitées comme des lettres, accompagnés de petits textes en prose leur servant de légende, ouvrant le sens dans plusieurs directions possibles (fig. 3).
      Si ce type de compositions, que l’on retrouve dans les accumulations colorées de lettres en chute perpétuelle dans Sgowefygtom ! Sgowefygtom ! [11] ne relève pas à proprement parler du collage, cette autonomie de la lettre devenue unité matérielle se traduit également dans l’œuvre de Bory par sa projection hors du livre, dans des poèmes-objets qui s’apparentent quant à eux à des assemblages. Ce que Jean Daive nomme des « concrétions » [12] se présente en effet sous la forme de lettres en trois dimensions, de tailles variables, agglutinées pour former une sculpture. Littéralement devenue objet, la lettre se voit alors confrontée à d’autres objets, liés au domaine de l’écriture, comme la machine à écrire. Recouvertes de peinture dorée, ces compositions lettriques oscillent cependant entre le sacré et le dérisoire : les lettres et objets dorés, devenus petites sculptures précieuses, sont aussi, de ce fait même, réifiés et figés, et entrent dans des mises en scène ironiques. Ainsi le « Portrait de l’artiste en beau parleur » (1973) (fig. 4) présente-t-il un perroquet empaillé perché sur une branche, au pied et le long de laquelle s’accumulent des caractères typographiques. Non seulement l’oiseau ne peut plus chanter, le « beau parleur » étant rendu muet, figé dans l’empaillement, mais il s’agissait de toute façon d’un animal capable uniquement de répéter des paroles entendues : le matériau à sa disposition, les lettres, reste à l’état illisible. « Mais tout est dit, hélas, et nous autres écrivains sommes tous posthumes » [13]. Matériau déjà utilisé, que le poète ne peut que recycler dans un travail qui est nécessairement de réécriture, la lettre est aussi réifiée dans « Travail poétique » (1971) (fig. 5), où le travail d’écriture est apparenté à un ramassage de lettres ensuite assemblées par le poète, matériau concret, certes, mais aussi travail dérisoire : le grue représentée n’est qu’un jouet, tout comme le petit char d’assaut écrasant les lettres dans « Littérature, objet » (1972). Cette méditation sur le dérisoire se poursuit dans les compositions où la lettre est présentée en proie au pourrissement. « Un pourrissement poétique » (1972) montre ainsi à nouveau un tas de lettres, duquel émerge un champignon, produit, selon le titre, de la dégradation organique des lettres à terre.
      Si la création poétique n’est affaire que de réutilisation, de recyclage, de pourrissement et de recommencement perpétuel, si l’auteur ne peut plus rien dire qui n’ait été dit, l’écriture fait place, chez Bory, à la « dés-écriture », qui passe non seulement par le recyclage de la lettre mais aussi par la répétition des textes.


Le texte : poèmes copiés et ready-mades textuels

 

      « Dés-écriture » : l’expression, empruntée à Camille Bryen, semble pouvoir désigner la pratique boryenne de la poésie, qui n’est pas une poésie écrite au sens traditionnel du terme, mais une poésie qui puise dans les matériaux de l’écriture pour créer des objets poétiques. Les lettres y sont ainsi mises en scène mais ne s’assemblent que rarement pour former texte, et les textes qui s’y donnent à lire relèvent d’un geste comparable : Bory ne les écrit pas, mais les utilise comme matériaux.
      Là encore, le répertoire habituel du ready-made textuel est mis de côté, Bory puisant au sein de l’histoire littéraire, dans ce qui s’apparente alors à une poétique du plagiat, telle qu’elle fut promue par Lautréamont : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. » Le « Poème copié » [14] composé de quatre quatrains, commence ainsi par ces vers « Comme je descendais des Fleuves impassibles », l’intégralité du poème se composant des premières strophes du « Bateau ivre » de Rimbaud. La pratique du « poème copié » n’est pas en elle-même nouvelle, l’expression se retrouvant dès 1914 dans le poème « Dernière heure » de Cendrars, qualifié de « télégramme-poème copié dans le Paris-Midi », et la poétique du plagiat ayant été développée par les dadaïstes et les surréalistes. Cependant là où chez Cendrars il s’agit de puiser dans les énoncés produits par la modernité, porteurs de potentialités poétiques nouvelles, et où chez les dadaïstes le geste s’apparente à une mise à bas de l’héritage littéraire, chez Bory ce geste doit être rapporté à l’insistance sur l’impossibilité d’une production nouvelle. Le seul texte possible sera alors un texte au second degré, ready-made porteur non seulement d’un sens dénoté, mais riche de « valeurs de répétitions » [15], ce que le titre même indexe, invitant à la reconnaissance du texte original par le lecteur implicite. S’engage alors un fonctionnement comparable à celui du signe. Pour Antoine Compagnon, il est en effet possible d’accorder que certaines phrases « soient dites signes, dans l’interdiscursif, très précisément parce que, si leur énonciation est toujours unique, leur énoncé, d’être répété, fait signe » [16]. Certaines phrases, mais, aussi certains textes dans leur entier, du fait de leur déplacement, peuvent alors être considérés comme des signes dans la mesure où ils se constituent comme des unités indécomposables. Ainsi, l’objet langagier que nous avons sous les yeux est moins un texte, à analyser comme tel, qu’un bloc langagier au second degré, qui possède, de ce fait même, un statut analogue à celui d’une image ou d’un objet déplacé.

 

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[8] J.-F. Bory, Le Cagibi de MM. Fust et Gutenberg, Marseille, Spectres familiers / CIPM, 1992.
[9] J.-F. Bory, Les Nourritures typographiques, Romainville, Al Dante, 2006.
[10] J.-F. Bory, Japon, le retour, Romainville, Al Dante, 2004.
[11] J.-F. Bory, Sgowefygtom ! Sgowefygtom !, Romainville, Al Dante, 2010, n.p.
[12] J. Daive et J.-F. Bory, « Un entretien », dans CCP, n°7, CIPM – Farrago, 2001, p. 5.
[13] J.-F. Bory, Sgowefygtom ! Sgowefygtom !, op. cit.
[14] J.-F. Bory, Made in machine, Amodulo, Milanino sull Garda, 1972, p. 8.
[15] A. Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.
[16] Ibid.