Les illustrations des Illuminations d’Arthur
Rimbaud par Roger de La Fresnaye

- Taniguchi Madoka
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Fig. 4. R. de La Fresnaye,
Le Jardin, 1919

Fig. 5. R. de La Fresnaye,
sans titre, V.1920

Fig. 6. R. de La Fresnaye,
Le Jardin, 1920

      Bien que La Fresnaye ait été contacté par Paterne Berrichon, promoteur du mythe familial de Rimbaud, sa position vis-à-vis de l’œuvre du poète est étrangère à ce mythe. C’est d’un point de vue strictement plastique que le peintre s’intéresse à la poésie de Rimbaud, pour le caractère moderne de son image poétique. Citons la lettre de La Fresnaye à Berrichon :

 

Je commence par vous dire que je suis entièrement de votre avis au sujet du pouvoir de suggestion des Illuminations, tout spécialement dans le domaine visuel.
Mais précisément cette richesse, cette nouveauté frappante des idées plastiques suggérées par l’œuvre, leur parenté avec les tendances de la peinture moderne, font de Rimbaud un précurseur pour nous autres peintres presque au même titre qu’il est le maître des jeunes poètes. Dès lors, n’est-il pas légitime de chercher à lui rendre un modeste hommage dans ce langage plastique qui lui doit tant d’expressions nouvelles ?

 

La Fresnaye souligne la puissance évocatrice de l’image poétique de Rimbaud agissant « spécialement dans le domaine visuel ». Par conséquent, il l’associe tout naturellement à la peinture moderne et considère que la « nouveauté frappante des idées plastiques suggérées par l’œuvre » contribue à faire de Rimbaud un précurseur, non seulement parmi les poètes, mais aussi aux yeux des peintres modernes. Son usage du terme « langage plastique » suggère qu’il considère ce qui compose la peinture (la ligne, la forme et la couleur), comme un langage équivalent au langage verbal voire poétique.
      Cette vision de Rimbaud comme modèle de l’expression moderne tant dans le domaine de la poésie que dans celui de la peinture, entre en résonance avec la conception de Pierre Reverdy. Pour le poète familier de Picasso, de Braque et d’autres peintres d’avant-garde, Rimbaud était un véritable maître, et même un précurseur de la peinture moderne. Dans « Essai d’esthétique littéraire » paru dans Nord-Sud, en juin-juillet 1917, Reverdy, distinguant la réalité de la vie et la réalité artistique, souligne que « certains symbolistes », pour lui Mallarmé et Rimbaud, ont tenté de créer, au-delà de l’imitation fidèle de la réalité, une œuvre autonome dotée de sa propre réalité poétique, capable de créer, et non simplement de reproduire « une émotion neuve et purement poétique ». Reverdy remarque que ces poètes ouvrent « une ère nouvelle dont, chose curieuse, les peintres furent les premiers à profiter » [10]. Ensuite dans un essai paru dans L’Art, en février 1919, Reverdy refuse l’usage du terme de « poésie cubiste » : « ce sont les poètes qui ont créé d’abord un art non descriptif » et « les peintres ont appliqué ce moyen aux objets », créant ainsi « la poésie plastique » [11]. D’après Reverdy, les peintres cubistes puisent leur réflexion esthétique dans la lecture des grands poètes de la génération précédente, au premier rang desquels figure Rimbaud [12]. Pour lui, il est évident que la poésie de Rimbaud fut le berceau de l’idée plastique novatrice du cubisme. Nous pourrions dire que, par sa lucidité sur l’esthétique de l’art moderne, La Fresnaye manifeste une opinion sur la poésie de Rimbaud proche de la pensée de Reverdy sur sa poésie et son influence sur les peintres cubistes.
      Comment La Fresnaye envisageait-il alors de créer des images pour les Illuminations ? Citons encore sa lettre à Berrichon :

 

Nous voudrions décorer cette édition de manière à ne restreindre aucunement la liberté d’imagination du lecteur ; mais simplement intercaler, parmi le gris matériellement monotone des pages imprimées, des combinaisons de formes et de noir et blanc, valant par la puissance et la variété de leurs contrastes. Et comme ces qualités seront tirées de l’ambiance même du livre, j’ai le ferme espoir qu’elles paraîtront bien à leur place.

 

La Fresnaye manifeste son souhait de « ne restreindre aucunement la liberté d’imagination du lecteur ». On connaît bien la gêne éprouvée face à une illustration trop éloquente qui gâche la liberté d’imagination permise par l’œuvre littéraire. La Fresnaye est confiant dans la puissance de la simplicité des « combinaisons de formes » en noir et blanc sur les pages imprimées. Si l’on se rappelle que les tableaux cubistes de La Fresnaye d’avant-guerre se distinguaient par leurs couleurs radieuses, le choix du noir et blanc est révélateur de son intention de souligner surtout la structure et la combinaison de figures. Il suggère que ce travail sur les Illuminations de Rimbaud était intimement lié à sa réflexion sur son moyen d’expression.
      La Fresnaye ressentait à cette période le besoin de faire évoluer son style personnel, pour l’accorder au climat d’après-guerre. Pour reprendre l’expression de Blaise Cendrars, le cubisme « n’offre plus assez de nouveauté et de surprise pour servir encore de nourriture à une nouvelle génération » [13]. Il fallait trouver un autre style, qui renouvelle la réflexion sur l’expression picturale. Il est possible que La Fresnaye ait espéré trouver une réponse en travaillant sur les Illuminations de Rimbaud, dont l’esthétique poétique est pionnière. La réflexion sur l’image confrontée au texte littéraire est en effet chez lui inséparable de sa réflexion et de l’évolution de son style depuis le début de sa carrière. Le Cuirassier (1910) et L’Artillerie (1911), qui comptent parmi les peintures remarquables du début de sa carrière, puisent leur inspiration dans Tête d’or de Claudel [14]. Après la guerre, en raison de sa santé devenue plus fragile, La Fresnaye ne peint plus de grand format : il préfère le dessin, l’aquarelle et la gouache. Ses dessins pour des textes littéraires deviennent une occasion de réexaminer son style et revêtent une signification importante dans son travail car elles nourrissent sa réflexion sur son langage plastique.
      Nous avons découvert que certains dessins pour les Illuminations sont très proches de séries de la même époque, dans lesquels le peintre examine l’effet d’expression du cubisme épuré, à travers des variations de style sur un même motif. Ce sont les séries du Jardin (fig. 4). Le premier tableau du Jardin, daté de 1919, peint à l’encre, au lavis et à la gouache blanche sur papier bleu, présente une composition fort proche de celle de l’un des dessins des Illuminations (fig. 5) : la composition du tableau possède une figure humaine au premier plan, avec des figures rectangulaires et des nuages au fond. La Fresnaye continue de travailler en 1920 sur cette série d’études réflexives sur le cubisme épuré, en effectuant quelques variantes, à l’encre, à l’aquarelle, et au fusain, en examinant leurs différents effets sur la composition cubiste (fig. 6).
      Il était courant, pour les peintres qui collaboraient avec des poètes au cours des premières décennies du XXe siècle, d’utiliser leur travail sur les textes littéraires dans leur réflexion et dans leur création picturale. De nombreux projets de collaboration entre des peintres et des poètes sont nés dans les années 1910-1920, encouragés par des marchands d’art comme Vollard ou Kahnweiler. François Chapon remarque que de l’osmose entre la vision du poète et celle du peintre est né un « objet vivant où se résume la quête ardente de chacun de ses créateurs » [15].


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[10] Nord-Sud, n° 4-5, juin-juillet 1917, repris dans P. Reverdy, Œuvres complètes, éd. préparée, présentée et annotée par E.-A. Hubert, tome 1, Paris, Flammarion, 2010, pp. 474-478.
[11] « Le Cubisme, poésie plastique », L’Art, n° 6, février 1919, repris dans P. Reverdy, Œuvres complètes, op. cit., pp. 547-549.
[12] E.-A. Hubert, « Reverdy et Max Jacob devant Rimbaud : la querelle du poème en prose », dans Rimbaud, Paris, Editions de l’Herne, 1993, pp. 161-176.
[13] B. Cendrars, « Le "CUBE" s’effrite », La Rose rouge, n° 3, 15 mai 1919, pp. 33-34.
[14] Roger de La Fresnaye, catalogue de l’exposition du Musée national d’Art moderne, Paris, Editions des Musées nationaux, 1950, p. 15.
[15] F. Chapon, Le Peintre et le livre : l’âge d’or du livre illustré en France 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987, p. 131.