Poésie, « matière d’images » :
les Gigantextes de Michèle Métail

- Anne-Christine Royère
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Fig. 2. M. Métail, Matière d’images,
Gigantexte n° 3, 1996

Fig. 3. M. Métail, Les Lettres sont des insectes pris
dans le filet des mots
, Gigantexte n° 4, 1997

Fig. 4. M. Métail, Zone pavillonnaire,
Gigantexte n° 2, 1981

      Le Gigantexte n° 3, Matière d’images (fig. 2, 1996) active quant à lui différemment l’histoire des supports de l’écrit, en s’inscrivant dans la lignée du travail typographique des avant-gardes futuristes et dadaïstes. Ce qui est « matière d’images », c’est la lettre, ici exploitée dans sa dimension typographique, alors que les 26 feuilles de papier kraft goudronné du Gigantexte renvoient, par leur nombre, aux lettres de l’alphabet. Ces feuilles sont autant d’affiches réalisées à l’aide d’ « un “pochoir industriel”, dont les lettres servent à identifier les caisses d’emballage pour le transport » [20]. Le texte, consacré à la typographie, utilise celle-ci de manière expressive, joue sur la taille et la couleur de la police comme sur la linéarisation/délinéarisation des mots. Pour autant, ces affiches ne sont pas nécessairement destinées à être placardées, leur première exposition en janvier 1997 relevant, comme Folio, de la performance. Elles étaient en effet manipulées et lues par Michèle Métail au cours d’une lecture publique [21] que Louis Roquin accompagnait d’un gong d’1,20 m de diamètre.
      C’est aussi l’histoire des matérialités du livre et de l’écrit que convoque le Gigantexte n° 4, Les Lettres sont des insectes pris dans le filet des mots (fig. 3, 1997). Ce livre en trois dimensions renferme en effet un poème consacré aux 26 lettres de l’alphabet dont le modèle est celui des carmina figurata [22], poèmes spatialisés médiévaux qui incluent un second texte, souvent imprimé en rouge, dans le premier. Il est constitué de 27 boîtes à papillons avec couvercle vitré, dont la première, à l’instar d’un livre, porte le titre. Jouant uniquement des tensions entre le langage verbal et le langage visuel, sa forme est davantage intermédiale que multimédiale. Elle renvoie à la fois au poème-tableau ou poème-objet et aux expositions entomologiques telles qu’elles se pratiquent dans les musées d’histoire naturelle ou dans les cabinets de curiosité, confrontant alors l’histoire du livre avec celle d’autres espaces institutionnels publics ou privés. Chaque vers du poème est épinglé sur le velours noir d’une des 26 boîtes à papillons qui contient 25 lettres noires et une rouge, celle suggérée par le vers sous forme de rébus. Ainsi le dernier vers « à l’horizon verbal de l’inconnue », évoque la lettre Z, épinglée en rouge, qui est à la fois la dernière des trois inconnues en mathématiques et la dernière lettre de l’alphabet, constituant ainsi doublement un « horizon » des langages ; le second vers « Double objet du cri recommencé » évoque la lettre B, épinglée en rouge, en faisant référence au « Bis », etc. Les lettres partiellement délinéarisées dans l’espace de la boîte sont néanmoins « prises dans le filet des mots » du poème, alors que la variation sur les couleurs invite à une double lecture : celle rapide de l’alphabet en rouge et celle plus lente du poème-rébus.
      En transférant la publication du poème hors du livre, les Gigantextes interrogent non seulement la lisibilité du texte par sa visualité/lisualité et sa mise en performance mais aussi le processus de signification par la démultiplication de ses modalités de saisie. Celui-ci, sorti du livre conçu comme médium et comme institution, ne fonctionne que dans un contexte d’exposition où son dispositif parfois intermédial est le plus souvent multimédial.


Le langage « matière d’images »

 

      Les Gigantextes ont une autre façon d’envisager les transferts de l’écrit hors du livre, en inscrivant le texte poétique dans un code de communication autre que le langage conventionnel attendu. Le prototype du genre est le Gigantexte n° 2, Zone pavillonnaire créé juste après Folio. Il « dresse la liste de 29 expressions courantes dans lesquelles apparaît le mot “pavillon” » [23] pour les transposer sur toile dans le code international des signaux maritimes (fig. 4, 1981). La liste anaphorique, visuellement convertie, joue sur le retour et la variation des signes, au gré de la modulation sémantique des compléments du nom « pavillon », le lecteur étant invité à la décrypter à l’aide d’une légende placée en tête du parcours. Comme Folio, Zone pavillonnaire s’intéresse à l’acte de lecture, cependant, en exhibant le code en tant que tel, il incite le lecteur à refaire le chemin qu’il pensait avoir depuis longtemps accompli, celui de l’apprentissage langagier, dans la mesure où l’œuvre n’est achevée que s’il en a déchiffré le code.
       Entre 2010 et 2014 d’autres Gigantextes, ajoutant au transfert médiatique le transfert sémiotique, traduisent dans des codes divers (langue des signes, braille, code binaire, morse) une phrase dont le contenu sémantique entretient une relation ludique avec le code dans lequel elle s’exprime. C’est le cas du Gigantexte n° 13, diffusé d’octobre 2014 à mai 2015 au fort de Niolon à Marseille, où les architectes Catherine Rouan et Stéphane Raguenet avaient conçu un « Phare bleu » destiné à diffuser des textes poétiques en morse lumineux. Celui de Michèle Métail, Traversée, est, comme Compléments de noms, un texte infini, traduisant en morse « Un paysage s’épelle au long cours, au long court », faisant jouer les mots avec le principe du code, « les deux mots long et court pouvant se répéter ad libitum en se décomposant eux-mêmes selon le code morse » [24]. Traversée se distingue néanmoins de Zone pavillonnaire en ce qu’il cherche la congruence entre un contenu sémantique, un code langagier et un « espace spatialisant » conçu comme « moyen par lequel la disposition des choses devient possible », c’est-à-dire prennent sens, et non plus simplement comme « milieu dans lequel se disposent les choses » [25]. Dès lors le texte gagne son statut d’« inscription », dans le sens où, pour reprendre les termes de la définition, il est une « indication écrite placée en un lieu apparent » [26], lequel en détermine la forme, les fonctions et les valeurs. Ainsi, la transposition sémiotique déplace les enjeux d’une poésie intermédiale et multimédiale vers le lieu dans laquelle celle-ci prend place, d’où les affinités de ces Gigantextes avec certaines propositions formelles de l’art contemporain : le happening et l’installation.

 

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[20] M. Métail, Gigantextes, réf. cit.
[21] Le 11 janvier 1997 à la bibliothèque municipale de Montreuil, dans le cadre de l’exposition Ecritures.
[22] Voir A. Coron, « Avant Apollinaire, vingt siècles de poèmes figurés », dans Poésure et peintrie – d’un art, l’autre, op. cit., p. 28 et suiv.
[23] M. Métail, Gigantextes, réf. cit. La liste commence par les expressions suivantes : « pavillon alphabétique », « pavillon de chasse », « pavillon de banlieue », « pavillon de l’oreille »…
[24] Ibid.
[25] M. Merleau-Ponty oppose sur ces principes « espace spatialisé » et « espace spatialisant » dans Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, NRF, 1945, pp. 281-282.
[26] Selon la définition du Trésor de la langue française informatisé.