Henri Michaux entre écriture et peinture
- Yves Peyré
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Fig. 6. H. Michaux, sans titre, 1982

      Bien qu’il ne soit pas venu à l’écriture sans hésitation (cela lui paraissant bien peu au regard de son aspiration à un absolu rêvé, cela exigeant de lui de tourner le dos à la revendication mystique), Michaux a très tôt été reconnu comme écrivain et plus précisément comme poète (quitte à ce que cette dénomination lui donne de la rage). D’emblée, des consciences comme Hellens et Paulhan, des aînés tels que Supervielle, Gide, Saint-John Perse et Valéry, des compagnons d’âge comme Breton, Daumal, Desnos, Roger Gilbert-Lecomte ou Leiris, tous sont retenus par les publications que Michaux laisse paraître et qui leur semblent trancher au plus haut point. Michaux est donc un écrivain, à part certes, mais éminent. Dès l’origine ou presque, en 1925 précisément, il s’exerce à une activité simultanée : il peint. Il est à considérer qu’il n’écrit que depuis trois ans lorsqu’il s’adonne à la peinture, c’est en effet en 1922 (il a alors vingt-trois ans), en réponse au défi d’un camarade, qu’il a accepté l’écriture qui bouillait depuis longtemps en lui. Durablement, l’urgence créatrice qu’il applique aux traits et aux couleurs s’apparente à un secret, il offre à quelques proches les figures, formes ou taches qu’il tire de son fonds, il soupçonne autant la peinture qu’il a pu se défier de l’écriture. Klee, Ernst et De Chirico sont les ressorts d’un déblocage très comparable à celui provoqué par la lecture de Lautréamont, l’écoute de Cendrars et la découverte de Pansaers dans l’espace de la littérature. Quelque chose d’improbable se peut, à Michaux de prendre à bras le corps ce soi-disant impossible. Toutefois, l’écriture s’avoue au grand jour, quand la peinture ne dépasse pas la sphère privée. Elle suscite même la désapprobation, voire l’inquiétude de l’entourage. Michaux, influencé par ses réserves, tend alors à minimiser une pratique qui lui tient au plus haut point à cœur. Longtemps, sans parler de Paulhan et de son refus, Adrienne Monnier par exemple tiendra la pratique picturale de Michaux pour un écart peu significatif, s’apparentant même à du temps dérobé à son talent d’écrivain, ce n’est que tardivement (en 1953) qu’elle fera très honnêtement amende honorable. Elle n’est que l’un des nombreux témoins privilégiés qui attestent que la peinture de Michaux n’est pas vue. Selon eux, elle s’apparente davantage à un caprice de tempérament qu’à une nécessité personnelle.
      Tout bascule une première fois en 1938 lorsque Michaux expose à la Galerie Pierre les gouaches sur fond noir qu’il a peintes avec assiduité en 1937 et 1938. Michaux est le poète, l’écrivain que Gide va célébrer, il est aussi un artiste, indiscutablement. Cela se confirmera dix ans plus tard, en 1948, à l’occasion de l’exposition chez Drouin des aquarelles réalisées par Michaux durant l’année 1947 et au début 1948. Néanmoins il peine à s’imposer comme artiste, il en est en partie responsable, ayant trop longtemps cantonné ses interventions plastiques dans le retrait de sa chambre, mais il n’est responsable qu’en partie seulement. En vérité, il est mal accepté qu’un homme aussi doué pour tordre les mots dans la direction de sa haute particularité et débouchant sans coup férir sur une universalité manifeste puisse être en même temps et à un degré non moindre un authentique inventeur de formes. Cet homme double qu’est Michaux est refusé, il est moins dérangeant de voir en lui un authentique poète se délassant par la figuration. Michaux, malgré son engagement résolu dans l’invention plastique ne parviendra qu’in extremis et à grand peine à démentir préjugés et idées reçues. Il ne verra pas le renversement de cette tendance. Injustice difficile à vivre pour un créateur qui fut au regard de l’art un révélateur de voies insoupçonnées. C’est sans doute ce qui explique la cloison étanche qu’il a tenu à maintenir entre ses deux pratiques, ayant toujours la crainte qu’on ne reçoive dans son cas le peintre que pour mieux atteindre le poète. La peinture n’étant pas pour lui un à-côté mais un second centre, il s’ensuivit une vigilance qui excluait la confusion (il veillait ainsi scrupuleusement à ce que ses marchands ne fussent pas ses éditeurs). Il n’ignorait pas pour autant la consonance, sachant combien les deux univers parallèles s’enracinaient dans le même terreau d’émotions, de hantises et de soubresauts lucides.
      Michaux, depuis 1937, est peintre continûment, il procède par saisons, par moments, il avance par médiums, les essayant les uns après les autres en grand expérimentateur, jubilant dans l’appropriation des usages, se lassant, espérant toujours aboutir par le nouveau, n’hésitant pas à abandonner plus ou moins longuement tel procédé pour mieux y revenir et le ressaisir dans sa plénitude. Ainsi, la gouache, l’aquarelle, l’encre de Chine, le crayon, le pastel, l’huile, l’acrylique, autant de moyens de s’accomplir, qu’ils soient en accord immédiat avec sa nature comme l’aquarelle ou l’encre ou dans cette apparente distance qui est le propre de l’huile. Michaux, pour traduire aussi bien l’obsédant visage qui le visite sans répit que la frénésie d’un peuple de signes (course de corps ou alphabet) qui traverse son être avec une régularité non moins grande, multiplie les recours, varie les angles. Parfois il est à la gouache, ici ou là, à l’aquarelle, parfois il s’en remet à l’huile, il n’oublie que rarement l’encre. Il opère non par séries mais par épisodes. Se succèdent des intensités : les gouaches sur fond noir de 1937-1938, les frottages de 1945, les aquarelles de 1948, celles de 1970 ou de 1981, les encres de 1954 ou de 1961, de 1981 encore, les dessins mescaliniens de 1954-1959, les acryliques de 1968, les dessins de réagrégation de 1969, les dessins aux crayons de couleurs de 1980-1981, les huiles çà et là à partir de 1974 et résolument entre 1980 et 1984 (fig. 6). Tels sont les moments vifs de Michaux, mordants d’invention, assoiffés de peinture. Un fait est, à cet égard, on ne peut plus significatif : des artistes, pourtant fort peu conciliants envers quiconque qui cherchait à s’aventurer dans la création plastique, comme Fautrier, Dubuffet ou Bacon ont accordé une attention toute particulière aux trouvailles de Michaux, le distinguant, n’omettant jamais de le considérer, tant il était l’un des rares à compter à leurs yeux. Plus généralement, la plupart des peintres s’arrêtaient devant Michaux, méditant son travail, se montrant le plus souvent très sensibles à son apport, beaucoup plus en tout cas que les écrivains pris globalement pour lesquels il restait avant tout un poète et qui n’étaient dans l’ensemble pas vraiment aptes à mesurer picturalement sa leçon de peinture. De visage en course, de bataille en face, il scrute, il attire encore montagnes et végétaux, animaux et pierres dans le cercle du mystère, il façonne la vision autant qu’il affûte sa voyance.
      Michaux est peintre et poète, autant l’un que l’autre, personne ne fut plus intensément aux mots, forçant la langue à livrer ses secrets et, sans rien abandonner de ce parti, il fut avec une égale fougue et une égale lucidité aux traits et aux couleurs, soutirant à la peinture sa magie. Ce n’était là pour lui que deux manières de vivre ce qui était sa vérité, son désir et sa force : des expériences. Il n’y avait pas non plus en lui un en soi de la littérature ou de la peinture, il voyait en elles des chemins par lesquels l’expression venait au jour. C’est là qu’il retrouvait sa propension mystique qui jamais ne cessa de le relancer. Il revenait à Michaux, ce héros très discret, d’assumer aussi pleinement les deux possibles, avançant tour à tour sa main de poète et sa main de peintre, manifestant comme personne l’infini des deux expressions.

 

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