« Gratter, racler, rater ». Conversations
entre calligraphie et peinture

- Karine Bouchy
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      Cette idée d’une construction réflexive et progressive de l’image ayant lieu au moment même de sa réalisation se retrouve aussi dans la manière dont Brody Neuenschwander conçoit les textes présents sur ses toiles ou ses sculptures. En effet, les textes ne sont souvent pas préétablis (il n’y a pas de source graphique ou thématique déterminée avant de démarrer la composition), mais émergent au fil du travail [8]. Le calligraphe cherche à se placer dans une situation (« into a zone », selon ses propres mots) où la combinaison outil-mouvement-émergence des mots sera spontanée, où « la marque graphique répondra à la marque graphique » [9]. Rappelons qu’en amont, la décision de commencer à « écrire ses propres mots » (à la fin des années 1990) a été déterminante pour le travail de Neuenschwander, au point qu’il considère ce choix comme la marque d’une rupture entre deux périodes [10]. C’est précisément l’époque à laquelle les techniques du whitewash et du collage sont introduites dans son travail, permettant d’intégrer des formes de repentir à sa pratique calligraphique. C’est aussi le moment où apparaît l’usage de formes alphabétiques non calligraphiées (c’est-à-dire non inscrites) et non strictement calligraphiques (on ne peut y déceler de formes historiques de l’alphabet latin) : lettres typographiques, écriture très irrégulière et anguleuse, poinçons métalliques frappés sur la surface.
      Dès lors que le calligraphe se met à écrire ses propres mots, la calligraphie entre dans une nouvelle relation avec le texte : ce dernier n’est plus seulement une source préexistante, un répertoire de matière graphique à réinterpréter visuellement, il devient aussi un contenu inédit et surtout indissociable du moment de l’exécution de l’œuvre. Pourtant, contrairement à d’autres toiles de Neuenschwander où le texte est simultanément imaginé, calligraphié et mis en page, l’utilisation de la technique du pochoir, dans Conversation with Richter, implique forcément une rédaction et une composition préalables. Toutefois, le texte donné à voir ici conserve une parenté avec les textes calligraphiés de manière spontanée, ceux qui n’existent que sur la toile qui les a vus naître. Cela est rendu possible par la rareté de la ponctuation, le fond perdu qui mange quelques syllabes, l’irrégularité des approches [11] ou la séparation inégale des mots ; autant d’éléments qui contribuent à donner au texte un aspect immédiat et ébauché, comme si un court passage d’une plus large réflexion sur sa pratique avait été enregistré sur le vif par le calligraphe. Le fait d’associer un texte personnel à une mise en forme non manuscrite présente un autre intérêt pour l’artiste : un texte à teneur réflexive et individuelle, quand il est associé à une forme calligraphique proche de l’écriture manuscrite, a tendance à produire un effet d’énonciation qui place le calligraphe en auteur. Or, Neuenschwander cherche généralement à éviter les relations d’analogie entre le texte et sa mise en forme visible : aux correspondances directes ou aux rapports de filiation entre le sens du texte et la mise en image, il privilégie l’hétérogénéité des interférences [12]. De plus, le contenu de Conversation with Richter est moins l’expression d’un point de vue du calligraphe qu’un questionnement sur la pratique calligraphique (nous y reviendrons plus loin). La méthode de production de cette composition typographiée, en un seul bloc, associée au geste de raclage que le calligraphe effectue pour remplir le pochoir, participe donc à extraire l’image de texte de toute expressivité calligraphique « personnifiante ».
      Robert Storr souligne cette même différence dans le geste de « smearing » ou de « blurring » de Richter, dernière intervention sur certaines de ses toiles figuratives avant qu’elles ne sèchent : « (people (…) could not help but notice that) the methodical, even mechanical, way he achieved this effect was the antithesis of the forceful and heartfelt expressionist gesture that declares itself and proclaims the painter’s involvement » [13]. Dans le diptyque de Neuenschwander, ce n’est plus l’expressivité gestuelle du trait calligraphié mais l’énoncé de la toile de droite (bien qu’indissociable de ses valeurs visuelles et de ses liens avec le panneau de gauche) qui laisse transparaître la présence du calligraphe. L’intervention gestuelle porte toujours sur l’apparition de la forme alphabétique, puisque c’est bien ce geste qui répartit matière et couleur, qui texture les surfaces ou rogne les coins des petits pavés alphabétiques. Mais la relation entre la forme et le geste calligraphique s’est déplacée car les signes alphabétiques ne portent plus les caractères de l’inscription à la main. Pour transcrire son texte, Neuenschwander prend soin de garder à distance non seulement tout caractère manuscrit, mais aussi son propre « style » calligraphique, c’est-à-dire tout ce qui pourrait rapporter son texte à sa « main ».
      Le texte suggère que le procédé pictural du peintre allemand engage lui-même un dialogue avec l’histoire de la peinture occidentale. Cet échange se cristallise ici dans la question de la touche, ou plus largement du passage de l’outil sur une surface [14]. Le texte de Neuenschwander fait plus précisément référence à la manière dont Richter, en un unique passage de racloir mélangeant du blanc à des teintes de bleu, en arrive à produire l’effet pictural d’une étendue d’eau : variations colorées, reflets, miroitements apparaissant en une simple translation latérale plutôt qu’à l’aide de couches et de touches successives (techniques du glacis, du fondu, etc.). Le calligraphe fait référence à deux cas opposés dans l’histoire de la peinture occidentale classique : soit la visibilité de la touche est patiemment effacée, rendue imperceptible par la superposition des passages de pinceau et le fondu des couleurs, soit les quelques textures qu’elle révèle sont encore au service de la représentation, servant la transcription d’une émotion. Neuenschwander dit ailleurs :

 

[…] the trace was never part of the Western esthetic. A painting is not about traces, except if you are Van Gogh or Rubens. In the West there are paintings with visible brushstrokes, and these are seen in some cases as part of the expressive power of the work, even as a signature of the artist’s style. But a brushstroke is rarely left as naked truth. One stroke in a painting covers another stroke. Or the palette knife scrapes it away and replaces it. That whole Sino-Japanese sense of having one chance to get it right is not present in our artistic tradition [15].

 

      C’est bien le procédé technique qui mène Neuenschwander à formuler la question qui apparaît presque au centre de la toile réalisée au pochoir : « How can a smear of paint do this ? » [16]. Comment un geste qui pourrait sembler ne plus rien partager avec le geste traditionnel de peindre parvient-il à relire l’histoire de la peinture occidentale à travers une question à la fois technique et esthétique : « comment représenter une surface d’eau » ? Neuenschwander écrit : « […] the gesture manages to engage in a profound dialogue with five thousand years of Western painting » [17]. Ce n’est pas seulement le rendu, l’effet pictural mais bien le geste lui-même qui engage ici la réflexion, qui active la « fonction mémorative » de l’image [18], ramenant à d’autres manières d’utiliser la touche picturale, remontant une histoire des mises en image du mouvement (Monet, Vermeer, Rubens, l’enluminure carolingienne – pour ne reprendre que les exemples auxquels le calligraphe fait référence).
      Ce faisant, la question relance la réflexion du calligraphe sur sa propre pratique et vient faire écho au choix d’employer la technique du pochoir pour composer son texte. Lorsque l’on considère le tracé manuel comme une forme inégale (ce qui est particulièrement le cas quand on le compare à la typographie, souvent présente dans le travail de Neuenschwander), on lui accorde facilement les caractères d’une expression individuelle. Une technique qui implique une action qui semble élémentaire, pouvant presque être qualifiée de mécanique (étaler une pâte pigmentée sur une surface d’un seul large passage de racloir) produit-elle une mise en forme moins « manuelle », moins « individuelle » que si les lettres avaient été tracées ? Par extension, un geste d’écriture, singulier parce que propre à chaque main, peut-il pour autant être envisagé comme s’opposant à toute forme de « mécanisation » ? « Our writing was always mechanical, long before the mechanics of print », souligne Neuenschwander dans un article [19]. En ce qui concerne l’alphabet latin, les pratiques de l’écriture ont en effet très souvent impliqué, à des degrés et des époques différentes, une part de « mécanisation ». Nombreuses sont les étapes de l’histoire de l’écriture latine qui visent à une « normalisation du tracé des lettres » [20]. L’une d’entre elles, au XVIIIe siècle, est l’établissement de modèles puis leur diffusion sous forme imprimée, afin de lutter contre l’irrégularité des tracés courants, ou afin de distinguer les contrefaçons [21]. On peut citer également les modèles psychologiques et moraux qui ont dirigé, au XIXe siècle, l’apprentissage de l’écriture manuscrite et son homogénéisation, entraînant une automatisation dans les gestes enseignés [22]. Aussi chaque normalisation successive tend-elle à restreindre les mouvements, modelant les postures et les gestes dans le but d’atteindre une uniformité graphique. C’est le cas dès les premiers usages de l’alphabet latin :

 

In order to function well as visual signs of aural signs classical letters were made to be as rapidly and mechanically translatable into sounds as possible. (…) Ideally, every letter shape in a continuous classical script was always the same, each letter a like every other one. (…) Any distinctive or eccentric design of the letter was considered excessive and distracting and was to be eliminated, for it had nothing to do with representing the sound (and thereby the sense) and even detracted attention from this, the proper goal of alphabet writing [23].

 

      La « conversation » sous-entendue par le titre du diptyque n’est pas présente dans le texte lui-même – ce dernier présente plutôt les caractères d’une réflexion introspective de l’artiste –, mais au niveau du mode de réalisation des deux toiles. C’est lui qui fait entrer en dialogue la calligraphie d’une part avec la peinture, et d’autre part avec l’histoire de sa propre pratique. Cela passe à nouveau par la matérialité du geste artistique, et se décèle dès la première phrase du texte : « he does not even use a brush for most of his paintings » [24]. C’est cette traversée par la peinture occidentale qui permet de questionner la calligraphie contemporaine sur sa propre pratique. La peinture occidentale ne peut plus être définie par un mode de réalisation qui passerait par un outil unique au moins depuis le XXe siècle, où le pinceau n’est plus une donnée implicite de la pratique du peintre. La calligraphie latine contemporaine, en ce qui la concerne, est une pratique où la multiplication des instruments, l’emprunt et le détournement d’outils n’ont cessé d’animer les recherches. Si les cultures qui connaissent de grandes traditions calligraphiques se concentrent généralement sur un même type d’outil, voire sur un outil principal (c’est particulièrement le cas du pinceau pour la calligraphie chinoise), la pratique de la calligraphie latine présente au contraire un répertoire extrêmement vaste d’instruments servant à l’inscription [25].

 

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[8] « The language in most works is created spontaneously as the work progresses. Each work is the only record of the text it carries. » (« Le contenu langagier de la plupart des pièces est créé spontanément au fil de la progression du travail. Le texte n’existe à aucun autre endroit que sur la toile qui le porte ») (échange par courriel avec l’artiste, août 2012). « The text begins when the pen touches the paper. And the text has no life outside the image – the work is the only example of the text. » (« Le texte n’a aucune vie en dehors de l’image : la toile en présente le seul exemplaire. ») (J. Middendorp et B. Neuenschwander, « An interview with Brody Neuenschwander », art. cit., p. 18).
[9] B. Neuenschwander, « Ink Under My Nails », art. cit.
[10] Discussion avec l’artiste, juillet 2006.
[11] « Petits intervalles verticaux venant automatiquement à gauche et à droite des caractères, de façon à ce que chacun se positionne harmonieusement avec chacun des autres caractères de la même police », Lexique typographique, Atelier Perrousseaux Editeur (consulté le 21 décembre 2016).
[12] Cela passe souvent par un processus de montage, qui débute par la rencontre entre des éléments textuels, plastiques et parfois sonores : dans la mise en page de textes calligraphiés et de collages de documents visuels, comme dans l’ouvrage Fragments de mémoires (B. Neuenschwander et G. Casanova, Fragments de mémoires : extraits de Histoire de ma vie, Paris, éditions Alternatives, 2005) ; dans la rencontre entre une composition musicale et des séquences de calligraphie filmée, comme dans l’installation audiovisuelle Skin (B. Neuenschwander et J. D’Hoe, Skin, Musée Memling, Bruges, 13 septembre-18 novembre 2007).
[13] « Difficile de ne pas remarquer que la manière méthodique, presque mécanique qui lui permet de produire cet effet est l’antithèse du geste expressionniste passionné et déterminé qui témoignerait de l’implication du peintre » (R. Storr, Gerhard Richter: Forty Years of Painting, New York, The Museum of Modern Art, 2002, p. 43).
[14] Dans un entretien avec Gerhard Richter, Nicholas Serota questionne la différence entre la touche du pinceau et celle du racloir, soulignant la part d’imprévu, d’aléatoire, qu’entraînerait le racloir :
      - NS : Avec le pinceau, vous conservez la maîtrise. Le pinceau est chargé de peinture et vous posez la touche. Avec votre expérience, vous savez très exactement ce qui va se produire. Mais avec le racloir, vous perdez la maîtrise.
      - GR : Pas toute la maîtrise, une partie seulement. Cela dépend de l’angle, de la pression et de la peinture particulière que j’utilise » (N. Serota, « Je n’ai rien à dire et je le dis. Entretien avec Gerhard Richter, printemps 2011 », dans Gerhard Richter | Panorama. Une rétrospective, op. cit., p. 27).
[15] « La trace n’a jamais fait partie de l’esthétique picturale occidentale. Sauf peut-être pour Rubens ou Van Gogh, la peinture n’est pas affaire de trace. Dans les toiles où la touche est visible, elle est parfois pensée comme participant de l’expressivité de l’œuvre, ou même comme la marque du style de l’artiste. Mais elle est rarement prise pour elle-même. Dans la tradition de la peinture occidentale, les coups de pinceau se superposent, le couteau ne retire la matière que pour la remplacer. La notion extrême-orientale de l’unique trait de pinceau n’existe pas dans notre tradition » (échange par courriel avec l’artiste, août 2012).
[16] Traduction : voir note 3.
[17] Traduction : voir note 3.
[18] G. Didi-Huberman, L’Image survivante : Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Ed. de Minuit, 2002, p. 462.
[19] « Bien avant l’invention de l’imprimerie, notre écriture était déjà mécanique » (B. Neuenschwander, « A Few Thoughts on U-turns, Calligraphy and the Life of the Line », dans Antwerp World Book Capital 2004, Cahier U: Stad van Letters / City of Letters, Gand / Anvers, Imschoot / Antwerpen Book City 2004, 2004, p. 28).
[20] C. Métayer, « Normes graphiques et pratiques de l’écriture. Maîtres écrivains et écrivains publics à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 56, n° 4, 2001, pp. 884‑885.
[21] Ibid.
[22] T. P. Thornton, Handwriting in America: A Cultural History, New Haven, Yale University Press, 1998, p. 178.
[23] « Afin de pouvoir fonctionner comme le signe visuel d’un signe verbal, la lettre classique devait faire en sorte de pouvoir être transcrite en son le plus automatiquement et le plus rapidement possible. (…) Dans l’écriture classique sans intermots, dans l’idéal la forme de chaque lettre était toujours la même, tous les a se ressemblant. (…) Toute forme distinctive ou originale était considérée comme extravagante ou pouvant distraire le lecteur et se devait d’être bannie pour éviter de détourner l’attention des fins principales de l’écriture alphabétique : la représentation du son (et donc du sens) » (L. J. Kendrick, Animating the Letter: the Figurative Embodiment of Writing from Late Antiquity to the Renaissance, Columbus, Etats-Unis, Ohio State University Press, 1999, p. 38).
[24] Traduction : voir note 3.
[25] Depuis le milieu du XXe siècle, les instruments du calligraphe occidental n’ont cessé de se multiplier. Outre les instruments courants (plume d’oie, plumes métalliques à bec carré ou pointu), on peut identifier les outils empruntés aux autres cultures calligraphiques : pinceau fin, calame ; les outils empruntés à d’autres pratiques graphiques et plastiques : tire-ligne, brosse (c’est-à-dire pinceau plat) ; les outils détournés de leur usage habituel : pipette de laboratoire, balai, cure-dent en plume d’oie, peigne japonais à manche long ; les outils inventés, fabriqués par l’artiste : cola-pen (sorte de tire-ligne réalisé à partir d’un morceau de métal découpé dans une canette de soda et plié en deux) ou manufacturés : automatic-pen, tire-ligne large, folded-pen ; sans oublier le détournement de tout matériau susceptible d’être taillé comme une plume à bec carré : carton, bois, etc.