Images baroques pour un texte classique ?
Les frontispices des Œuvres de Racine
en dialogue avec les préfaces

- Nicolas Réquédat
_______________________________

pages 1 2 3 4
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. Ch. Le Brun et S. Leclerc,
Melpomène trônant, 1676

      En 1675 et 1676, Racine fait publier ses tragédies et sa comédie dans une édition collective en deux volumes in-12 qu’illustrent 9 vignettes et un frontispice général. A cette édition font défaut ses trois dernières pièces : Phèdre (1677), Esther (1689) et Athalie (1691) [1]. Ce travail est l’occasion pour le dramaturge d’opérer des modifications dans les textes, d’écrire ou de récrire certaines préfaces :

 

On a le sentiment que son attitude à l’égard du public, et aussi de son œuvre, s’est modifiée radicalement ; il éprouve maintenant le besoin de la définir à nouveau : son attention se porte tout spécialement sur les préfaces. Il en compose une pour sa première pièce, qui en était dépourvue. Il en écrit de nouvelles pour Alexandre, Andromaque, Britannicus et Bajazet ; il conserve celles des autres pièces mais en les revoyant [2].

 

      Claude Barbin et Jean Ribou, les éditeurs, ont doté les textes de frontispices. En effet, la seconde moitié du siècle connaît une crise majeure de l’édition qui pousse à illustrer les éditions collectives plus que les éditions isolées [3]. Le Brun élabore un frontispice, gravé par Sébastien Leclerc (fig. 1), pour le premier volume et Chauveau dessine et grave ceux qui ornent la première page de chaque pièce [4]. Il précise cela quelques pages plus loin dans le même chapitre :

 

On attribue à Chauveau la composition de l’ensemble des vignettes, mais il convient d’apporter une nuance. En effet, l’illustration de Bérénice n’est pas signée, et celles des Plaideurs et de Bajazet auraient été gravées par Sébastien Leclerc d’après Chauveau. (…) Pour Phèdre et Hippolyte, en 1677, Le Brun a signé un frontispice gravé par S. Leclerc. Les mêmes artistes composèrent la planche d’Esther qui parut en 1689 dans une édition in-quarto chez Denys Thierry. Enfin Athalie fut édité dans les mêmes conditions avec un frontispice de Jean-Baptiste Corneille gravé par Jean Mariette. L’ensemble de ces illustrations originelles a été repris et publié dans une édition collective en 1697, qui réunit ainsi tous les frontispices du siècle [5].

 

     Les frontispices des Œuvres ont essentiellement été étudiés en regard avec les textes des tragédies ou leurs mises en scène. Ainsi Gilles Declercq et Michèle Rosellini ont proposé à l’occasion du colloque de la Société de Jean Racine tenu en 1999 une étude mettant en lien mise en scène et iconographie :

 

Les comédies et les drames larmoyants font un usage massif du tableau rédempteur, avec gestes à l’appui, aveux, confessions, repentances qui constituent le retournement de situation, le clou du spectacle. Les images en sont reprises des alphabets d’expression, dont le plus célèbre est celui de Lebrun, auteur du frontispice d’Esther dans l’édition de 1689. L’exemple de la première des tragédies religieuses de Racine que nous avons choisie à l’appui de cette présentation permet de voir comment la scénographie s’impose dans l’iconographie théâtrale [6].

 

Il s’agit alors de reconnaître l’influence des scénographies sur les motifs picturaux et de voir dans cette iconographie une anthologie des discours corporels dramatiques.
      Dans une autre optique, Marie-Claire Planche s’est penchée, dans De l’iconographie racinienne, dessiner et peindre les passions, sur ce qui se tissait dans le rapport entre textes et iconographie. La relation entre la relecture que fait Racine de son œuvre dans les préfaces et les illustrations qui les précèdent n’a pourtant jamais été le point central d’une analyse. Rapprocher ces deux objets d’étude apparaît pourtant pertinent dès lors que l’on se situe dans le cadre pragmatique de la pratique de lecture : la préface, succédant au frontispice, entre naturellement en dialogue avec ce dernier.
      Cet article s’interrogera ainsi essentiellement sur les interactions que vont entretenir ces deux paratextes – et même péritextes selon la terminologie de Genette – dans un contexte de relecture, et aussi dans une certaine mesure de réécriture de son œuvre par Racine. Quels liens unissent ces paratextes ? Comment commentent-ils le texte lui-même ? Les illustrations contredisent-elles les ambitions affirmées dans les préfaces ou viennent-elles les asseoir ? Pour élucider ces questions, nous nous pencherons sur les frontispices des Œuvres dans les trois éditions successives parues du vivant de Racine, que nous interrogerons à l’aune des préfaces des pièces, et sur les ambitions esthétiques qui s’en dégagent.
      La limite majeure à laquelle se heurte notre sujet demeure les zones d’ombres importantes concernant la relation qui unit écrivain, éditeur et dessinateur :

 

Nous avons très peu de renseignements en ce qui concerne les rapports entre les artistes d’une part et les auteurs ou libraires d’autre part, parce que les contrats n’ont pas pu être retrouvés. Nous sommes ainsi mal renseignés à la fois sur le prix du travail de l’artiste et sur sa liberté d’interprétation du texte [7].

 

Pour prendre position, passons rapidement en revue certaines postures adoptées par la critique. Marie-Claire Planche, relevant la difficulté [8], semble postuler dans son analyse l’absence d’influence. Georges Forestier, de son côté, expose précisément les limites de nos connaissances dans ce champ :

 

Le Brun était allé voir Alceste un an plus tôt en compagnie des frères Perrault, avec lesquels il était lié de longue date. Lui arrivait-il aussi de faire des sorties avec Racine, qu’il connaissait depuis une dizaine d’année ne serait-ce qu’à cause d’Alexandre le Grand ? En l’absence de correspondance, tout cela nous l’ignorons [9].

 

Cependant, dans la suite de ses analyses, Georges Forestier choisit de donner à la fois à Racine et à Le Brun la paternité des choix iconographiques : « L’allégorie de la tragédie, telle que l’ont pensée Racine et Le Brun, réfère ainsi aux deux notions clef du tragique aristotélicien » [10].
      Concernant les liens qu’auraient pu entretenir Chauveau et Racine, des spéculations pourraient sans doute être faites dans la mesure où, à en croire Diane Canivet qui évoque les travaux d’Antoine Adam,

 

Nous sommes plus renseignés sur Chauveau par exemple et nous savons qu’il « tenait chez lui des assemblées régulières » [11] de beaux esprits. Il connaissait notamment La Fontaine dont il a illustré les Fables [12].

 

      Cependant, au vu de ces différentes analyses, nous nous en tiendrons à postuler que, compte tenu de la production soutenue de Chauveau, les remarques qui auraient pu être faites par Racine n’ont pas eu d’incidence sur les travaux du dessinateur-graveur. Notons enfin que nous ignorons aussi la véritable influence du libraire-éditeur ; car c’est lui finalement qui choisit le dessinateur.
      Nous serons ainsi amené dans un premier temps à éclaircir le projet de Racine lorsqu’il fait rééditer ses pièces dans ses Œuvres. Puis nous mettrons en lien les thématiques préfacielles avec les frontispices. Si certains éléments donnent à penser que les frontispices contredisent le paratexte, on observe que dans un même mouvement ces anomalies se résorbent, car elles obéissent en réalité elles-mêmes à un ensemble régulateur qui entre en écho avec la construction du mythe racinien et de la poétique que le dramaturge veut afficher.

 

La préface tardive, occasion d’une relecture téléologique

 

      La réédition des tragédies dans le cadre d’éditions collectives en 1676, 1687 et 1697 [13] est l’occasion pour Racine de supprimer certains passages, d’en réécrire d’autres dans une perspective d’unification de son œuvre. Dès lors, les préfaces vont jouer un rôle décisif dans cette théorisation et cette auto-mythification d’une production présentée comme s’inscrivant depuis le début dans un projet de régulation du théâtre.

 

>suite
sommaire

|1] Elles ont chacune bénéficié d’une édition isolée illustrée.
[2] R. Picard, La Carrière de Jean Racine, Paris, Gallimard, 1956, p. 257.
[3] M.-Cl. Planche, De l’iconographie racinienne, dessiner et peindre les passions, Turnhout, Brepols, « Styles du savoir », 2011, p. 52.
[4] Concernant les termes techniques, nous nous fondons sur les explications de Marie-Claire Planche qui nuance la définition traditionnelle du frontispice par une approche pragmatique : « Pour les termes de frontispice et de vignette, les usages ont quelque peu modifié leur sens. Le frontispice désigne toujours l’estampe sur laquelle ouvre le livre, en regard du titre, mais aussi celle sur laquelle ouvre une partie du volume. Ainsi, dans les éditions collectives, la planche illustrant chaque pièce peut-elle être qualifiée de frontispice ». Nous considérerons ainsi comme frontispice non seulement la gravure de Leclerc au début du livre, mais aussi toutes celles qui illustrent les tragédies une à une.
[5] Ibid., p. 61.
[6] G. Declercq, « L’iconographie et la scénographie des œuvres de Racine : réflexions à partir des planches d’Esther dans les Recherches sur les costumes et sur les théâtres de toutes les nations par Levacher de Charnois, 1790 », dans Jean Racine 1699-1999, sous la direction de M. Rosellini, Paris, PUF, 2003, p. 610.
[7] D. Canivet, L’illustration de la poésie et du roman français au XVIIe siècle, PUF, 1957, p. 8.
[8] Voir M. Cl. Planche, De l’iconographie racinienne, Op. cit., p. 54.
[9] G. Forestier, Jean Racine, Paris, Gallimard, « Biographies », 2006, p. 515.
[10] Ibid.
[11] A. Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Paris, Domat, 1948-1956, 5 vol., t. 2, p. 221.
[12] D. Canivet, L’Illustration de la poésie et du roman français au XVIIe siècle, Paris, PUF, 1957, p. 8.
[13] Editées par Claude Barbin et Jean Ribou.