Les titres d’œuvres d’art : bilan historiographique*
- Marianne Jakobi
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      Commençons par un paradoxe : en histoire de l’art, on a l’habitude de désigner, d’identifier et de classer les œuvres grâce aux titres qui leur sont associés et pourtant, on se préoccupe peu d’analyser les enjeux de l’intitulation dans la pratique artistique. Cependant, au-delà de la présence du texte dans la peinture qui est une question dont l’amplitude historique est beaucoup plus vaste, l’insistance accordée au titre contemporain se manifeste comme une donnée nouvelle de la création et de l’historiographie.
      Sans détailler l’histoire de la titrologie [1], domaine étudié par les spécialistes de littérature [2], ou les différents discours théoriques qui ont pu être construits pour cet objet dans le domaine artistique, il importe de rappeler le contexte intellectuel et méthodologique contemporain dans lequel la question se pose aujourd’hui. Mais avant d’en venir à ce bilan critique, il paraît juste et nécessaire de rendre à Michel Butor la place de découvreur qui lui revient sur cette thématique. Son rôle a sans doute été déterminant dans l’émergence d’un axe de recherche confrontant la question du titre à celle des relations entre le texte et l’image : c’est du moins une des nouvelles questions émergeant de la vaste problématique qu’il a su construire dès la fin des années 1960 dans son livre Les Mots dans la peinture [3]. Considérée souvent comme inclassable, l’œuvre de Butor accorde une place significative aux croisements entre la poésie et la philosophie, le texte et l’image, la technique et la pensée, le goût de la trouvaille et la rigueur du travail formel. C’est l’exploration des interactions et des points de contact mettant en relation des domaines généralement séparés qui constitue l’originalité de sa démarche pratique et théorique et la forte valeur heuristique de ses propositions. Auteur prolixe de romans, d’essais, de poésies et de livres d’artiste, dont des livres manuscrits, Butor s’est intéressé, comme chercheur et comme artiste, à la question de l’écriture dans la création artistique. Son ouvrage Les Mots dans la peinture a eu l’immense mérite de mettre en lumière l’omniprésence de l’écriture dans l’art en mêlant synchronie et diachronie.
      A l’écart des modes, son étude, initiant un type d’investigation transdisciplinaire promise à un riche avenir, se présente davantage comme un essai illustré d’un nouveau genre que sous la forme d’un ouvrage de théorie littéraire ou d’histoire de l’art. Tout en démontrant que notre relation visuelle à l’image artistique est traversée par la langue, Butor fait ainsi la démonstration d’un phénomène massif : la présence invasive des mots qui, dans une histoire de grande amplitude, se trouvent matériellement et visuellement présents dans l’espace de la peinture sous la forme de titres, légendes, noms des modèles, signatures, adresses, sentences, paroles flottant dans l'air, missives peintes, titres de livres ou de journaux, écritures imitées, etc. Mais si Les Mots dans la peinture laissait encore relativement ouverte la question des pratiques les plus contemporaines, le livre devait être lui-même suivi d’une seconde entreprise d’investigation directement en prise avec le monde de la création : l’exposition Les Ecritures dans la peinture organisée par Michel Butor à la Villa Arçon en 1984 à Nice [4]. Cette fois, c’est bien dans un dialogue direct avec les œuvres et les artistes que la relation texte/image et la question du titre se trouvent revisitées dans leurs aspects les plus récents.
      Après cet essai fondateur de Butor, deux personnalités anglo-saxonnes ont marqué les recherches sur le titre et l’image dans les années 1980 : Ernst H. Gombrich et Stephen Bann. Célèbre pour ses travaux sur la psychologie de la perception et sa remise en cause du mythe de l’œil innocent (L’Art et l’Illusion, 1971), Gombrich s’est intéressé à la question du titre. Lors d’une conférence d’octobre 1980 au Solomon Guggenheim Museum qui constitue un jalon important dans l’étude des relations entre le titre et l’image [5], il explique comment le titre qui avait une histoire ancienne devient un problème au XXe siècle. Gombrich défend l’idée que le titre porte les traces culturelles de la manière dont il faut interpréter un tableau. Mais surtout, il interroge les liens problématiques entre le titre et le supposé « idéal de pureté » qui tend à séparer le texte et l’image selon l’interprétation moderniste (qui prédominait encore au moment où il développe ses théories sur l’intitulation). Il montre le rôle déterminant des artistes eux-mêmes dans la réception des titres donnés à leurs œuvres.
      La même année, en 1985, Bann publie dans la même revue un autre article fondateur consacré aux titres et aux noms dans la peinture moderne et post-moderne [6]. D’un point de vue méthodologique et interprétatif, cette étude envisage les enjeux de l’approche historique qui prend en compte la présence d’un titre permanent à partir de l’étude des inventaires, des listes de salons, des catalogues d’expositions, des critiques, des écrits d’artistes publiés ou inédits, mais aussi d’une approche opposée, la sémiologie. Cette combinaison de la diachronie et de la synchronie permet d’aboutir à une périodisation : autour de 1850, des artistes manifestent une nouvelle volonté de contrer la tradition et de se libérer des conventions académiques. Cette pratique apparaît au moment où le titre prend le statut d’un signe. Une nouvelle étape est franchie avec les artistes d’avant-garde qui se servent du titre comme d’un signal de la transgression. Une dernière période s’ouvre avec les titres post-modernistes. Envisagés à partir du cas Cy Twombly, l’intitulation est interprétée comme un retour à l’auto-analyse qui resurgirait après le rationalisme utopique du modernisme.
      A partir de ces trois périodes – modernisme, avant-garde et postmodernisme –, Bann articule une réflexion sur les rapports entre titres, savoir, interprétation et visibilité. Ces travaux ont le mérite d’avoir été parmi les premiers à attirer l’attention sur la problématique du titre contemporain en y apportant les lumières d’une remise en ordre conforme à la valorisation du modernisme et des avant-gardes. Dans leur sillage, les recherches sur les rapports entre le texte et l’image se développent et s’internationalisent avec, par exemple, la fondation en 1987 de IAWIS/AIERTI (International Association of Word and Image Studies/Association internationale pour l’Etude des Rapports entre Texte et Image). Parmi les études qui explorent la question de l’articulation du texte et de l’image, on peut retenir les approches qui portent sur l’interprétation des œuvres à la lecture des écrits d’artistes, la nature des échanges entre l’image et le texte lorsque les frontières se brouillent, la réévaluation de l’image dans le texte, le débat autour de la possible « lecture » d’un tableau ou encore le rôle du texte dans l’interprétation de l’œuvre [7].
      Dans la perspective d’une histoire sociale de l’art qui a permis de déplacer la traditionnelle question des artistes et des œuvres vers celle de leur contexte, quelques recherches non négligeables ont porté spécifiquement sur les titres des œuvres. Parmi les travaux en sociologie de l’art [8] se distinguent ceux de John C. Welchman et Leo Hoek par l’ampleur de leurs questionnements.
      En 1997, aux Etats-Unis, Welchman propose une histoire visuelle des titres [9]. Il prend en compte l’importance des paramètres institutionnels qui permettent de les rendre visibles comme les expositions, la critique d’art ou les catalogues d’expositions. Selon lui, les trois manières d’intituler les œuvres apparaissent à la fin du XIXe siècle. Avec Whistler, les métaphores musicales des titres amènent le spectateur à appréhender les motifs comme un ensemble de formes et de couleurs, tandis qu’avec Signac, le fait de numéroter les œuvres marque un refus du nom et de l’intrusion du langage dans la création artistique. Enfin, Alphonse Allais incarne avec ses titres parodiques une troisième manière de titrer les œuvres en usant de métaphores complexes et d’un travail d’écriture élaboré. En 2001, aux Pays-Bas, Leo H. Hoek, dont les recherches sur le titre remontent à 1973 et ont commencé par aborder le titre d’œuvre littéraire, prend le parti de replacer les titres d’œuvres d’art dans la société en postulant le fait que les titres sont des discours comme la critique d’art [10]. C’est la fonction institutionnelle du discours sur l’art au XIXe siècle français qui retient son attention. A partir des théories de Pierre Bourdieu sur les changements institutionnels dans le « champ artistique », Hoek souligne le rôle social des titres picturaux. Pour lui, les titres sont sous l’influence de déterminants institutionnels comme les Académies, les salons d’art et la critique.

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* A propos de l’ouvrage dirigé par Laurence Brogniez, Marianne Jakobi et Cédric Loire, Ceci n’est pas un titre. Les artistes et l’intitulation, Lyon, Fage éditions, 2014, ISBN : 978-2-84975-342-2.
[1] Pour une analyse historiographique détaillée de la titrologie, voir P.-M. de Biasi, M. Jakobi et S. Le Men, « Introduction. Qu’est-ce que nommer une œuvre d’art ? », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Editions, 2012, pp. 7-25.
[2] Cl. Duchet, « La Fille abandonnée et La Bête humaine, éléments de titrologie romanesque », Littérature, 1973, n°12, pp. 49-73. C’est dans cet article qu’a été forgé le terme « titrologie ». Voir aussi H. Mitterand, « Les titres des romans de Guy des Cars », Sociocritique, Paris, Nathan, 1979, pp. 89-97 et ses travaux sur le corpus Zola et H. Béhar sur les titres surréalistes (« Lieux-dits : les titres surréalistes », Mélusine, n°4 : « Le livre surréaliste », Actes du colloque en Sorbonne, juin 1981, L’Age d’Homme, 1982, pp. 77-99). Parmi les théoriciens de l’Ecole de Francfort, Theodor W. Adorno accorde une véritable importance à la question du titre dans ses Notes sur la littérature, Paris, Flammarion,2009.
[3] M. Butor, Les Mots dans la peinture, Genève, Skira, « Les sentiers de la création », 1969 et Paris, Flammarion, « Champs », 1980.
[4] L’exposition Les Ecritures dans la peinture (avril-juin 1984, Nice, Villa Arson-CNAC, 1984) est représentative du travail de nombreux artistes qui font de l’écriture et du signe l’enjeu d’un questionnement strictement plastique.
[5] E. H. Gombrich, « Image and Word in Twentieth-century Art » (Lecture at Solomon Guggenheim Museum, New York, October 1980) Word & Image, vol. 1, n°3, July/Sept. 1985, pp. 213-241.
[6] St. Bann, « The Mythical Conception and its Name : Titles and Names in Modern and Post-Modern Painting », Word and Image, vol. 1, n°2, avril-juin 1985, pp. 176-190.
[7] Il existe une très vaste bibliographie sur la question, depuis l’article de Louis Marin, « Lire un tableau. Une lettre de Poussin en 1639 », Pratiques de la lecture, sous la direction de. Roger Chartier, Marseille, Rivages, 1985, pp. 101- 124 jusqu’au récent livre Visible et lisible. Confrontation et articulation du texte et de l’image, actes du colloque interdisciplinaire organisé les 29 et 30 juin 2006 à l’INHA, Paris, Nouveau Monde Editions, 2007. Voir aussi les publications du Centre d’étude de l’écriture dirigé par Anne-Marie Christin, ainsi que les actes des colloques IAWIS.
[8] Concernant l’approche du titre sous l’angle de la sociologie de l’art, voir notamment J.-P. Bouillon, « Titres des œuvres d’art », Encyclopædia Universalis, vol. XX, Thesaurus index, 1975, p. 1928 ; D. Gamboni, La Plume et le Pinceau. Odilon Redon et la littérature, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1989 ; B. Joyeux-Prunel, Nul n'est prophète en son pays ? L'internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, Paris, Musée d'Orsay /Nicolas Chaudun, 2009.
[9] C. Welchman, Invisible Colors. A Visual History of Titles, New Haven et Londres, Yale University Press, 1997.
[10] L. H. Hoek, Pour une sémiotique du titre, Centro Internazionale di Semiotica e di Linguistica, Università di Urbino, janvier-février 1973 (série Documenti di lavoro e pre-pubblicazioni/Documents de travail et pré-publications n°20-21/D) ; L. H. Hoek, La Marque du titre. Dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle, Amsterdam, Mouton, 1981 (collection « Approaches to Semiotics ») ; L. H. Hoek, Titres, toiles et critique d’art. Déterminants institutionnels du discours sur l’art au XIXe siècle en France, Amsterdam, Rodopi, 2001.