(Dé-)peindre la nature : « peinture de mots »
et paysages iconotextuels dans les romans
gothiques d’Ann Radcliffe

- Alice Labourg
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      Cette assimilation des arbres à de la matière picturale est accentuée par l’emploi métonymique et métaphorique du mot « shades » pour désigner frondaisons et recoins boisés. Bois et forêts ne sont plus un simple regroupement d’essences mais l’obscurité même dans une forme d’« encrage au noir », le terme s’appliquant aux sous-bois comme à la pénombre crépusculaire, leur alliance semblant ajouter couches de noir sur noir (Sicilian, p. 81, Forest, p. 218). Ces ombrages omniprésents sont évidemment mis à contribution pour suggérer des contrastes lumineux (Sicilian, p. 104). Les bois forment ainsi de « sombres masses » compactes (« shadowy masses », Italian, p. 62) qui s’opposent aux zones éclairées par le clair de lune (Udolpho, p. 66). Dans les scènes d’orage, au contraire, l’écran préserve des zones d’ombre qui contrastent avec l’illumination soudaine de la foudre (Udolpho, p. 409). L’intermittence des éclairs double le sème de l’écran végétal de la thématique du voilé-dévoilé. L’écran végétal tamise également les rayons de lune dans un filtrage qui fait percevoir les contours au travers du tremblement : « The ray that silvers o’er the dew, / And trembles through the leafy shade,/And tints the scene with softer hue [62] » (« Song of a Spirit », Forest, p. 162). Le rapport habituel entre l’ombre et les feuillages s’inverse : ce ne sont plus les feuilles qui font de l’ombre mais l’ombre qui est « feuillue ». L’adjectivation de « leaf » « décatégorise » le dénoté pour le resémantiser en matière picturale, ce qui met l’accent sur la troisième composante du signifiant plastique : la texture.

 

Texturation

 

      La végétation est un élément essentiel à la picturalisation de la nature. Celle-ci supporte en effet de nombreuses indications de couleur. Dans les vues panoramiques, les cultures « colorent » littéralement les plaines (Udolpho, pp. 413 et 456). Pâturages, bois et vallées pastorales sont réduits à une couleur spécifique, le vert (Udolpho, pp. 1, 43, 143, 167 et 590), dont la dimension plastique est confirmée par une métaphore picturale : « her fancy immediately painted the green pastures of Gascony [63] »  (Udolpho, p. 120). Les montagnes sont au contraire « noircies » par les forêts de pins, de sapins, de cyprès, de chênes ou de cèdres. L’hypallage « forests of gloomy pines », « forests of gloomy fir » (Udolpho, pp. 1 et 43), en faisant porter sur les arbres eux-mêmes l’effet qu’ils produisent, accentue la dimension plastique des essences. L’expression « precipices, black with forests of cypress, pine and cedar » (Udolpho, p. 402) transforme quant à elle le substantif « forests » en épaisse couche de peinture noire. Masse compacte, la forêt est effectivement un aplat de couleur dont la « vibration » est rendue par l’adjectif « waving » (« the waving blackness of the forests of pine and oak », Udolpho, p. 165) [64].
      Sur ces grands « aplats » monochromes sont posés des « touches » colorées formées par les fleurs, « renoncules jaunes » (« yellow ranunculuses », Udolpho, p. 167) ou autres « pensées violettes » (« pansey violets », Udolpho, p. 167). Là encore, une métaphore explicite confirme la dimension plastique de la flore (« mosses and flowers of every vivid hue that paints the rainbow [65] », Italian, p. 64). De même, les plantes « pigmentent » (« tinted ») les recoins obscurs des montagnes (Udolpho, p. 28 ). Au contraire, les essences sombres ressortent de loin comme des « touches sombres » (« dark touches ») sur le fond « multicolore » des falaises (« many-coloured cliffs ») ou forment des « masses » plus « sombres » et compactes (« shadowy masses », Italian, p. 62) de « matière picturale ». La végétation est perçue en termes de brillance et de contrastes lumineux, comme si elle était le résultat d’un acte de peinture, de l’application successive de matières colorées sur la « toile » de la nature. L’image sous-jacente d’une nature « peintre » est du reste explicitée dans le poème allégorique « Titiana to her Love » par une métaphore complexe qui explique comment le « Pouvoir de la Végétation » (« the Power of Vegetation ») « dérobe » (« steals ») de la matière picturale aux rayons ardents du soleil (« the sun-beam’s fervid glow ») pour « peindre » (« paint ») fleurs multicolores et grappes pourpres qui contrastent avec la verdure (Forest, p. 285).
      Fleurs et plantes, couleurs pures, sont disposées de manière à créer des contrastes chromatiques avec les masses sombres des feuillages (Udolpho, p. 53) ou bien des touches colorées alors qu’oranges, citrons et grappes de raisins transparaissent sous les glacis sombres des feuillages (Udolpho, p. 167, Sicilian, p. 110). Il se forme ainsi, à un niveau microstructurel, des détails iconiques qui sont également des détails picturaux au sens arassien, produisant des effets plastiques très localisés au sein de descriptions paysagères par ailleurs fort générales et abstraites. Ces taches de couleur portées par la végétation finissent par composer intégralement des « tableaux » dans lequel le pictural sémiotique l’emporte sur le figural iconique comme lors de la descente dans les vallées piémontaises (Udolpho, p. 167). Le passage offre un parfait exemple de picturalisation du paysage grâce à l’évocation de la végétation. Le paysage est un assemblage de détails picturaux dans lequel domine l’expression de la couleur, introduite dès le début par la référence à la lumière du ciel italien. Chaque plante apporte sa touche colorée en contraste avec la masse sombre des rochers ou des feuillages (« patches of young verdure », « the orange and the myrtle (…) with their yellow blossoms peeping from among the dark green of their leaves, and mingling with the scarlet flowers of the pomegranate and the paler ones of the arbutus [66] », Udolpho, p. 167). Le « tableau » n’est plus organisé selon la modalité intégrative du figural iconique, qui privilégie la vue d’ensemble sur les détails compositionnels, mais selon l’éclatement propre au pictural sémiotique qui reconstitue un tout à partir de la somme des détails pittoresques.
      La structuration de la vue pittoresque elle-même s’en trouve modifiée. L’étirement horizontal vers les lointains du panorama emprunté au paysage classique est ici revisité au profit d’une organisation verticale qu’illustre le thème de la descente dans la plaine. Celle-ci est rythmée par les indications concernant la progression des voyageurs (« as they descended », « Descending lower », « lower still »). Elles structurent la composition en paliers correspondant à l’étagement en terrasse de la végétation. Lors du voyage vers San Stefano, le paysage, vu au travers des fentes des persiennes de la calèche, est perçu sur le mode de l’éclatement dans un assemblage hétéroclite de motifs figuratifs (les précipices colorés) et de la mention de diverses essences d’arbres (Italian, p. 62). Les prépositions (« beyond », « below », « lower still »), là encore, ordonnent la composition selon un étagement vertical qui correspond à l’étagement pittoresque de la végétation : arbrisseaux sauvages sur les sommets (« dwarf oak », « holly »), essences domestiquées (« olive-trees ») et cultures fruitières (« vines », « juniper », pomegranate », « oleander ») dans les plaines. L’impression de « tableau » est due aux effets picturaux produits par la végétation (« dark touches », « shadowy masses ») mais également à la précision quasi-scientifique attachée à la mention du nom des essences qui, là encore, domine la description.
      Relevant du savoir encyclopédique et du code gnomique, la nomenclature est un des axes fondamentaux de la description réaliste [67]. Sur le plan thématique, la diversité de cette taxinomie botanique répond au principe pittoresque de variété comme au goût du siècle pour les sciences de la nature [68]. Sur le plan sémiotique, cette précision nominative a également une fonction bien particulière qui contribue subtilement à la picturalisation de la nature : elle est un des supports linguistiques à la figuration plastique de la couleur dans l’iconotexte. Radcliffe « figure » la couleur par les mots en choisissant de faire porter certaines indications de teintes sur cette végétation luxuriante dont la matérialité « concrète » vient épaissir l’iconotexte de la « texture » de son signifié et de son signifiant. Feuillus, résineux, arbustes, plantes aromatiques et fleurs « colorent » le texte de leurs teintes naturelles mais également de leurs noms. La précision taxinomiste avec laquelle l’auteur parsème ses descriptions de noms de plantes diverses et variées contraste avec le caractère par ailleurs fort général et relativement « abstrait » des autres substantifs utilisés dans les descriptions paysagères. L’œil du lecteur achoppe sur ces signifiants hétérogènes comme sur des amas de peinture posés sur la surface lisse d’une toile.
      Le principe pittoresque de variété supporte ainsi un système sémiotique qui transforme le signifiant linguistique en signifiant plastique, en matière picturale, faisant du mot l’équivalent d’un pigment de matière colorée. Selon le Groupe µ, « la couleur isolée est un modèle théorique. Elle n’a pas d’existence empirique si elle ne s’associe pas, au sein du signe plastique, à une forme et à une texture [69] ». Les plantes, justement, combinent formes, textures et couleur, soit les trois composantes du signe plastique : « the tender greens of the beech, the acacia and the mountain-ash, mingling with the solemn tints of the cedar, the pine and cypress, exhibited as fine a contrast of colouring, as the majestic oak and oriental plane did of form [70] » (Udolpho, p. 476). Les noms de végétaux, par leur fort degré de référentialité, sont le parfait véhicule de l’expression sémiotique de la couleur en texte. Ils font non seulement « voir » la plante, contribuant à la visibilité en texte du « tableau », mais ils font aussi « voir » de la peinture en texte.

 

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[62] « Le rayon qui, caressant la rosée, scintille de reflets argentés,/Et tremble au travers de l’ombre feuillue, / Et colore la scène d’une teinte plus douce » (notre traduction).
[63] « Son imagination peignit immédiatement les verts pâturages de Gascogne » (notre traduction).
[64] Sur la couleur comme vibration, voir W. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier (1910), Paris, Gallimard, 1991.
[65] « Des mousses et des fleurs de toutes couleurs, aussi vives que celles que peint l’arc-en-ciel » (notre traduction).
[66] « Des carrés de jeune verdure », « l’oranger et la myrte (…) dont les bourgeons pointaient leurs floraisons jaunes au milieu du vert sombre des feuillages et se mêlaient à l’écarlate des fleurs du grenadier et à celles, plus pâles, des arbousiers » (notre traduction).
[67] Voir. P. Hamon, « Un Discours contraint », dans Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 147. Hamon évoque le topos de la liste d’inventaire.
[68] Gilpin consacre une bonne part de ses Remarks on Forest Scenery (1791) à définir les propriétés pittoresques de certaines essences.
[69] Groupe µ., Traité du signe visuel, Op. cit., p. 227.
[70] « Les verts tendres du bouleau, de l’acacia et du sorbier, se mêlant aux teintes solennelles du cèdre, du pin et du cyprès, offraient aux regards, du point de vue de la couleur, un contraste d’un aussi bel effet que celui que produisaient, du point de vue de la forme, le chêne majestueux et le platane d’Orient » (notre traduction).