L’esquisse viatique au temps du romantisme :
notes in situ et images du passé

- Nikol Dziub
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      Progressivement, les illustrations prennent place dans la définition générique a priori des ouvrages. A l’occasion de la publication du récit de voyage de Louisa Tenison, The Spectator écrit ainsi : « Castile and Andalucía is not to be considered wholly as a book of travels : it is also an illustrate work, abounding in wood-cuts, and with many lithographic drawings on a large scale » [18]. Illustré de croquis effectués par l’auteure et par le peintre suédois Egron Lundgren, puis gravés par John F. Lewis, l’ouvrage contribue à renforcer le goût du public pour l’exotisme. C’est ainsi, à partir de croquis pris sur le vif et accompagnés de légendes inspirées, que se construisent l’histoire de l’art et l’art lui-même, par ricochet. Dans la « Preface » de Castile and Andalucía, l’auteure rend d’abord un hommage appuyé à l’artiste qui l’a assistée dans l’élaboration des illustrations de l’ouvrage, John Frederick Lewis. C’est pourtant elle-même qui a réalisé les esquisses des paysages naturels et architecturaux. Quant aux scènes de rues et aux figures saisies dans les villes d’Andalousie, c’est à Egron Lundgren qu’on les doit. Ce dernier en effet a choisi de résider à Séville, où il a installé son atelier. Il connaît ainsi les mœurs locales de très près – comme Louisa Tenison d’ailleurs, qui vit en Andalousie depuis deux ans [19].
      Alors que, par ses aspects visuels, cet ouvrage rappelle The Tourist de Roscoe, son approche de l’étranger est fondamentalement différente. L’auteure insiste elle-même sur le fait qu’elle ne donnera pas un véritable récit de voyage, et qu’elle ne se fondera pas sur la bibliothèque du voyageur. Elle assure ne pas avoir consulté les ouvrages de ses prédécesseurs avant d’élaborer le sien, et promet que son texte présentera ses impressions spontanées et transcrira des histoires locales et orales. Le pacte préfaciel n’est toutefois pas vraiment respecté. Le récit est certes construit à partir des impressions de l’auteure, dont la grande spécificité est le goût de la comparaison entre les coutumes et les mœurs espagnoles d’une part et anglaises d’autre part, mais aussi entre la mode française et la mode espagnole. Louis Tenison montre une grande liberté dans ses jugements : si elle goûte avec délices la pureté de l’air andalou, si elle est impressionnée par la profonde religiosité du peuple autochtone, elle se dit déçue par l’architecture andalouse, au regard de ce que lui promettaient ses lectures. Son indépendance, toutefois, ne l’empêche pas d’être très consciente de la tradition littéraire espagnole : elle cite les ballades et les romances anciennes, le duc de Rivas, Cervantès bien sûr, et elle s’intéresse aussi à la littérature espagnole contemporaine : les épigraphes poétiques qui ouvrent les chapitres de Castile and Andalucía sont ainsi pour certaines tirées de « Granada » de Zorrilla, du Panorama matritense de Ramón de Mesonero Romanos (que Louisa Tenison désigne par son pseudonyme, « El Curioso parlante »), ou encore du El Diablo mundo de José de Espronceda. Ces références témoignent de l’influence du costumbrismo, cette esthétique romantique essentiellement pittoresque dans le sens où ce sont les vrais costumes et les véritables spécificités locales (aussi bien sociales que professionnelles) qui sont mis en valeur par les écrivains et les artistes.
      Par ailleurs, la rhétorique liée au motif mythique du Paradis de Grenade, très prégnante dans le sous-genre du voyage en Andalousie, et très visible en particulier chez Irving, est abondamment présente :

 

And above, appearing from here almost like a speck, is seen the bridge, nearly three hundred feet in height, joining cliff to cliff, the white houses of the miniature town appearing against the azure sky. It is, indeed, a wondrous scene, and one of which neither pen nor pencil can convey any just idea. The artist may here find plenty of occupation (…) ; every mill is a picture, and the whole so extensive, that the eye can scarcely embrace its varied beauties [20].

 

      L’auteure rend d’ailleurs hommage aux grands auteurs qui ont créé le mythe romantique de l’Andalousie. Elle cite Irving et Ford, dont les styles sont très différents (voire opposés), ce qui n’est guère étonnant, puisque l’un se veut poète alors que l’autre est un auteur de guides de voyage :

 

To give a minute account of the Alhambra, which has been so often and so eloquently described, seems worse than a twice-told tale. The poetic fancy, and oriental imagery of Washington Irving, and the more accurate and elaborate details of Mr. Ford, have rendered it familiar to the majority of readers ; and yet it is not possible, in writing of Granada, to omit some description of what constitutes its most striking feature and principal attraction [21].

 

      Pour en revenir aux images, on reconnaît le style de John F. Lewis, tel qu’il s’affirme notamment dans ses Sketches of Spain & Spanish Character. Dans cet album iconographique, il reproduit avec finesse l’atmosphère des lieux, l’aspect caractéristique des paysages et des types andalous. Les titres se veulent évocateurs : « Peasants dancing the Bolero. A Scene in Granada », « Spanish Ladies : habited in the Maja dress of Andalusia. Sketched at Seville » [22]. Que les ouvrages soient littéraires ou picturaux, on remarque que s’affirme une tendance proleptique très forte : dès le titre, ou dès l’image inaugurale, l’essentiel est dit.
     Signalons encore, avant de conclure, la concurrence qui s’installe alors entre les artistes anglais et français. La critique française, qui veut défendre notamment l’album de Girault de Prangey, qualifie ainsi les Sketches de Lewis de « charmants croquis lithographiés, mais qui n’ont pas d’autre prétention », et reproche aux Anglais en général de survaloriser les dimensions : la démesure spatiale est considérée comme le « péché capital des artistes anglais »  [23].
      Il faudra, pour entendre une voix française plus élogieuse, attendre Théophile Gautier, ouvert au dialogue non seulement interartistique, mais aussi interculturel. Après son propre voyage en Espagne, il écrira de manière flatteuse sur John F. Lewis. Comme lui, Lewis, avant de découvrir l’Orient africain, a d’abord vu l’Andalousie, cette région dont l’architecture est devenue pour les Romantiques le modèle de l’art oriental : « Nous connaissons de lui un album de dessins lithographiés contenant des vues prises à l’Alhambra, à l’Antequerula, à l’Albaycin, au Généralife et autres sites caractéristiquement mauresques de Grenade, d’un crayon aussi fidèle que pittoresque et hardi » [24].
      Au terme de ce bref parcours, nous pouvons donc retenir les conclusions suivantes : entre les années 1830 et les années 1850, l’équilibre et la hiérarchie entre le texte et l’image dans les récits de voyage en Andalousie évoluent, de telle sorte que l’illustration prend parfois le dessus. Il faut compter aussi avec la force synthétique, et donc proleptique de l’image, qui anticipe parfois sur le texte. Il s’opère d’intenses échanges intermédiaux. Non seulement la littérature se réapproprie des techniques ou des concepts picturaux, mais les écrivains se font peintres ou dessinateurs, et inversement. Plus généralement, les peintres apprennent aux écrivains à saisir le picturesque, tandis que les écrivains enseignent aux peintres le goût du passé et le sens de la mémoire du lieu. Certaines images, d’ailleurs, rendent compte, dans une sorte de discours métatextuel, de cet enrichissement mutuel. Par ailleurs, les phases de la genèse de l’image et du texte sont parfois, et toutes proportions gardées, semblables : le travail in situ, exigé par le lecteur, est suivi par un réagencement dans la chambre de l’écrivain, ou dans l’atelier du peintre. Enfin, le dialogue intermédial débouche (mais non sans réticences de la part de certains) sur un dialogue interculturel : le voyage en Andalousie est le lieu mouvant où se rencontrent non seulement les représentants des différents arts, mais aussi ceux des différentes aires culturelles d’Europe et d’Amérique.

 

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[18] « Lady Louisa Tenison’s Castile and Andalucía », The Spectator, 6 août 1853, pp. 757-758. Je traduis : « Castille et Andalousie ne doit pas être considéré comme un pur livre de voyage : c’est aussi un ouvrage illustré, qui abonde en gravures sur bois et dessins lithographiés à grande échelle ».
[19] L. Tenison, Castile and Andalucía, London, Richard Bentley, 1853, p. v.
[20] Ibid., p. 258. Je traduis : « Et surtout, apparaissant, d’ici, presque comme un point, on voit le pont, haut de  près de trois cents pieds, et qui relie les falaises, les maisons blanches de la ville miniature apparaissant sur le ciel bleu azur. C’est, vraiment, une scène merveilleuse, de celles dont aucune sorte de crayon ne peut donner une idée juste. L’artiste peut trouver ici beaucoup d’occupation (…) ; chaque moulin forme une image, et l’ensemble est si vaste qu’on peut à peine embrasser de l’œil ses beautés variées ».
[21] Ibid., pp. 55-56. Je traduis : « Donner une description minutieuse de l’Alhambra, qui a été décrit si souvent et avec tant d’éloquence, est plus malvenu encore que de conter deux fois le même conte. La fantaisie poétique et l’imagerie orientale de Washington Irving, et les détails plus précis et plus élaborés de M. Ford, ont rendu l’édifice familier à la majorité des lecteurs ; et pourtant il est impossible, en écrivant sur Grenade, d’éviter de décrire ce qui constitue sa particularité la plus frappante et sa principale attraction ».
[22] Lewis’s Sketches of Spain & Spanish Characters: Made during his Tour in that Country, in the Years 1833-4, Drawn on Stone from Original Sketches entirely by himself, London, F. G. Moon and John F. Lewis, 1836. Je traduis : « Paysans dansant le bolero. Une scène à Grenade ; Dames espagnoles vêtues de la robe de la maja d’Andalousie. Esquissé à Séville ».
[23] « Souvenirs de Grenade et de l’Alhambra, par M. Girault de Prangey », Journal des artistes. Revue pittoresque consacrée aux artistes et aux gens du monde, XIe année, 1er volume, n°26, 25 Juin 1837, p. 403.
[24] Th. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe : 1855, Première Série, Paris, Michel Lévy Frères, 1856, pp. 93-94.