L’illustration entre texte et image
au XVIIIe siècle

- Jean-Pierre Dubost
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      Comme le souligne Stéphane Lojkine dans sa préface, s’il est acquis que la gravure comme scène est plus qu’un simple espace théâtral ouvert au regard du lecteur mais un dispositif particulier (auquel S. Lojkine a voué de brillantes analyses [4]) et que celle-ci ne peut pas être dissociée au XVIIIe siècle d’une « nouvelle cartographie narrative » (p. 12), l’intérêt du livre de Benoît Tane est de ne « jamais séparer l’observation minutieuse des gravures de l’analyse précise des textes qui les illustrent » et de toujours veiller à « articuler une poétique du roman à une économie de l’image » (p. 13). Il en résulte un redécoupage original du corpus analysé, ce qui vaut aussi bien pour l’éclairage apporté aux illustrations que pour le regroupement des textes en fonction de problématiques scéniques : Marianne : figure et vérité. « Servir de spectacle » (chap. 4, pp. 175-233) ; Clarissa : figure et vertu. « Je fatiguois les spectateurs » (chap. 5, pp. 235-317) ; Julie : figure et présence. « Ne pas faire scène » (chap. 6, pp. 319-393) ; Edmond : figure et perversion. Les « dangers » du regard (chap. 7, pp. 395-494). On a là quatre perspectives qui constituent par elles-mêmes une cartographie descriptive et théorique et déclinent quatre modalités à partir desquelles le livre se propose de mieux cerner ce que la figure est en analysant ce qu’elle devient en fonction d’une suite de rotations que l’auteur lui impose en la soumettant à quatre épreuves ou tensions différentes – figure et vérité, figure et vertu, figure et présence, figure et perversion. Il en résulte que des problématiques propres à l’analyse romanesque ou à la théorie littéraire (roman de la vertu, roman de la perversion, vérité et fiction, présence et représentation) s’en trouvent recomposées par le biais de l’introduction d’un médium pour lequel lesdites théories et analyses n’ont pas de nom.
      Rendons hommage à la très grande minutie avec laquelle les nombreuses illustrations du corpus sont analysées. Soit un seul exemple. Pour illustrer dans une première approche ce que peut signifier la lecture des images, les pages 71 à 75 proposent une lecture remarquablement intéressante de ce que peut être une illustration quand elle est un spectacle qui se raconte et dont il s’agit de reconstituer le récit figuralement en acte. Il s’agit en l’occurrence d’une estampe connue de De Longueil d’après Cochin, en frontispice de l’édition Duchesne de La Nouvelle Héloïse (1764), accompagnée d’une « explication ». A l’aune de la signification, tout semblerait se reconstruire facilement : l’allégorie traditionnelle de la Nature nue comme la vérité, mais drapée d’un voile, et dont l’attitude corporelle reproduit une fois de plus la Vénus Anadyomène, telle que Botticelli en fixe la posture : « l’Auteur de la Nouvelle Héloïse sous l’emblème d’un peintre animé par le feu du génie & par celui de l’Amour, & qui imitant la Nature, la peint beaucoup plus grande et belle qu’elle n’est » etc. Mais ce que ce recouvrement/dévoilement de l’iconique par le discours poétique indexé sur la figure de l’Auteur masque, c’est qu’il y a en quelque sorte du bougé dans le tableau. Le tableau peint par « l’Auteur » ne correspond pas à ce qu’il a devant les yeux : il peint une figure qui dévoile un sein au moment même où la Nature comme modèle est en train de cacher le sien en le recouvrant d’un voile. Benoît Tane nous incite donc en quelque sorte à lire l’image comme image-mouvement. Car il faut supposer qu’il y a un lien entre le geste de pudeur de la Nature et le regard du peintre qui lève les yeux vers ce qu’il ne faudrait pas voir : « le peintre, pinceau levé après une dernière touche portée sur le sein dénudé [celui que nous voyons peint représenté sur le tableau qu’il est censé être en train de peindre] relève la tête vers le modèle qui se voile à nouveau » (p. 74). Sans aller aussi loin que l’auteur le fait, qui va encore plus loin dans le détail et les recoins de l’image, retenons l’observation attentive à cette coïncidence d’un regard levé et d’un sein caché que tout montre et voile en même temps, cette interrogation portée à ce qui se passe dans l’illustration comme masqué et caché, comme ouverture vers et écran sur, et cette temporalité indiquée et irréalisée en même temps de ce mouvement du peintre « qui relève la tête de nouveau ». Nous voilà bien loin de ce que Rousseau lui-même exige du graveur dans ses recommandations adressées à Gravelot sous le titre Sujets d’estampes,quand il y caractérise « l’unité du moment » de la gravure en disant qu’elle doit permettre de « voir ce qui précède et ce qui suit, et [de] donner au tems de l’action une certaine latitude » [5], espérant par là une harmonisation entre deux temporalités : celle qui est propre au narratif et celle que l’image permet quand elle traduit le temps en espace, ou plutôt l’arrête. Mettre au contraire en rapport cette faille de sens comme élément constitutif de la composition et de nouveau le résultat de l’analyse avec l’analyse du roman permet bien sûr d’enrichir considérablement la lecture du roman en faisant parler le montage « textimage » qu’il devient quand il est publié « avec figures ».
      Soit encore les remarques autour de la question de savoir ce que faire d’une chaise dans une illustration, souvent au premier plan, qui semble n’avoir aucune fonction : aucun personnage ne vient de s’y asseoir ou ne se dirige vers elle. Mais elle a une fonction proprement iconique : elle structure l’espace de la représentation, elle « marque la limite entre l’espace dans lequel se déroule l’événement représenté et un espace qui appartient à un hors-scène. Cet espace est en lien avec l’espace-hors-estampe, celui du lecteur-spectateur » (p. 86). Autrement dit elle nous est destinée à nous lecteurs, invités à nous asseoir pour ainsi dire dans la gravure. Tentures, rideaux, portes entrebâillées, chapeaux, cannes, chaises, pendules : tout parle, et c’est tout l’espace qui agit et qui s’articule et articule par là notre regard et en multiplie les possibles. Mais de plus le chapeau peut parler dans l’image et ne pas exister dans le passage qu’elle illustre. Plus encore : la tâche, l’ombre, le drapé informe, « non seulement sont le propre de l’image puisque le texte ne les mentionne pas, mais ils quittent le monde des objets iconiques car ils ne représentent rien d’identifiable » (p. 91) C’est tout cela ensemble que l’approche de Benoît Tane veut prendre en compte. Ce qui rend la lecture captivante de ce livre, c’est qu’elle exhibe toute cette multiplicité qui agit dans l’image – iconique et hors-décodage, muette et parlante, structurante et flottante –, que Benoît Tane se propose d’articuler avec la fiction afin d’en dégager les tensions et le rythme.
      Mais c’est aussi en lisant ensemble plusieurs solutions données par la gravure pour créer une nouvelle entité texte/image qu’il peut aussi mettre en avant d’autres manières de parler iconiques, comme par exemple quand il met en rapport les illustrations de Pouget d’après Forest pour Cendrillon (1896) et de Staal pour La Vie de Marianne (208) ou de Fokke pour Le petit chaperon rouge (1742) et pour La Vie de Marianne, éd. de 1736-42 (pp. 222-223), où quand il prolonge la mise en relation de solutions différentes au-delà du XVIIIe siècle [6].

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[4] Voir Stéphane Lojkine, « Représenter Julie : le rideau, le voile, l’écran », dans L’Ecran de la représentation, sous la direction de S. Lojkine, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 7-65 et La Scène de roman. Méthode d’analyse, Paris, Armand Colin, 2002.
[5] Voir Rousseau, Œuvres complètes, II,sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 761.
[6] Par exemple pp. 262-264, quand il confronte la même scène (fuite – ou enlèvement ?) de Clarisse en s’appuyant sur quatre solutions iconologiques différentes : deux gravures de Stothard pour le Novelist’s Magazine de 1784, une autre de Chodowiecki pour l’édition de 1796 de Clarissa et deux gravures de Rouget pour l’édition de 1851 de Clarisse.