L’illustration naturaliste sous influences
- Valérie Chansigaud
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Fig. 13. Ed. Lear, « Snow Owl », The
Birds of Europe
, 1837

Fig. 14. « The Common Antelope »,
Th. Bewick, A General History of
Quadrupeds…
, 1800

Fig. 15. R. Mützel, « Gorilla »,
Brehms thierleben…, 1876

      Il faut souligner qu’au XVIIIe siècle, le succès des images en histoire naturelle n’est pas simplement dû aux progrès épistémologiques : la popularité croissante de l’étude de la nature repose largement sur la diffusion des collections — celles-ci sont constituées de spécimens naturels, mais également d’images, les plus belles et les plus rares étant aussi activement recherchées que n’importe quel autre objet précieux. Les images naturalistes obtiennent alors un statut similaire aux spécimens de plantes ou d’animaux, elles sont des objets précieux à la fois pour leur qualité scientifique (elles témoignent de l’existence d’une espèce particulière) et pour leur valeur économique (elles sont des objets de prix).
      L’illustration permet, parfois, de suppléer à la collecte des spécimens, notamment lorsqu’ils sont fragiles (les couleurs des poissons disparaissent souvent après leur pêche) ou que la conservation les altère (une plante en herbier peut perdre certaines caractéristiques anatomiques, comme la position de la fleur dressée ou retombante). C’est pourquoi, dès le XVIIIe siècle, les grandes expéditions scientifiques incluent systématiquement des illustrateurs qui ont aussi pour rôle (avant l’arrivée de la photographie) de capter la mémoire des sites visités.

 

L’importance de la vulgarisation scientifique en matière d’illustration

 

      L’illustrateur naturaliste est souvent un artisan anonyme que l’on ne connaît, au mieux, que par sa signature en bas des images. Sa formation, son recrutement, son degré de connaissances des disciplines auxquelles il collabore, sa rémunération, ses relations avec l’auteur-scientifique sont, dans la plupart des cas, parfaitement inconnus. Il y a toutefois des exceptions, notamment lors de l’essor d’une édition naturaliste de luxe qui commence à émerger au XVIIIe siècle et qui triomphe au XIXe siècle avec la mise au point de la lithographie.
      Ce type de publications présente plusieurs caractéristiques : grand format, illustration colorisée souvent à la main, vente par souscription et par fascicule, édition généralement assurée non par des éditeurs mais par les auteurs eux-mêmes, tirage limité à quelques centaines d’exemplaires, coût très élevé qui ne rend accessible ces ouvrages qu’aux amateurs fortunés et rarement aux scientifiques les plus concernés… Cette édition de luxe permet à certains illustrateurs de devenir célèbres comme Pierre-Joseph Redouté (1759-1840) et John James Audubon (1785-1851), elle permet à d’autres de mener une véritable carrière comme John Gould (1804-1881) qui fait paraître plusieurs ouvrages principalement sur les oiseaux. Il est illustrateur lui-même, mais ne réalise pas les lithographies de ses ouvrages, bien qu’il fournisse les esquisses et supervise étroitement la réalisation des planches. Parmi les nombreux spécialistes qu’il emploie on peut citer sa femme, Elizabeth (1804-1841), Edward Lear (1812-1888) (fig. 13) Joseph Wolf (1820-1899), Henry Constantine Richter (1821-1902) ou William Matthew Hart (1830-1908).
      Bon nombre de monographies contemporaines traitant de l’histoire de l’illustration naturaliste du XIXe siècle se limitent à cette édition de luxe, la beauté des planches étant particulièrement attractive pour les lecteurs d’aujourd’hui. C’est cependant oublier le gros de la production iconographique qui se fait dans des ouvrages bien moins luxueux, reposant principalement sur des gravures sur bois debout (voir fig. 14, réalisé par l’inventeur de cette technique, Thomas Bewick) et appartenant souvent au champ de la vulgarisation scientifique. Ce type d’édition est pourtant essentiel pour comprendre comment les images participent à la constitution d’une culture scientifique générale, d’autant que le grand public n’a pas d’accès aux images des livres de luxe et sa connaissance de la nature se fait exclusivement grâce à d’autres publications.

 

Le succès du siècle : Brehms Thierleben

 

      Le Brehms Thierleben offre un exemple particulièrement éclairant de l’importance de l’édition de vulgarisation illustrée. En 1864, le naturaliste allemand Alfred Edmund Brehm (1829-1884) commence à faire paraître une vaste œuvre de vulgarisation zoologique : Illustrites thierleben : Eine allgemeine kunde des thierreichs. La première édition compte six volumes (1864-1869), la deuxième, intitulée Brehms Thierleben, compte dix volumes (1876-1879) comme la troisième (1890-1893) qui comporte pour la première fois des planches en couleurs. L’ouvrage connaît un immense succès dans les pays germanophones et est traduit dans de nombreuses langues. Il faut souligner que le texte initial de Brehm disparaît de la troisième édition allemande et est rarement conservé dans les traductions : le succès de l’ouvrage est bel et bien assuré par l’ensemble des illustrations. Elles sont tellement réputées que des ouvrages entièrement nouveaux les réutilisent, tandis que des auteurs étrangers font appel spécifiquement aux illustrateurs allemands les ayant signés. Parmi ces auteurs, il faut citer Charles Darwin qui reprend plusieurs illustrations du Brehms Thierleben dans son The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex (1871).
      Les illustrations de l’ouvrage de Brehm sont signées par un ensemble d’illustrateurs : Robert Kretschmer (1812-1872), Ludwig Beckmann (1822-1902), Carl Friedrich Deiker (1836-1892), Gustav Mützel (1839-1893), Friedrich Specht (1839-1909), Richard Friese (1854-1918), Wilhelm Kuhnert (1865-1926), Walter Heubach (1865-1923), Carl Clemens Moritz Rungius (1869-1959). Le dispositif iconographique n’évolue, au fil des éditions, qu’avec l’arrivée des planches en couleurs et de la photographie. On peut classer les illustrations en deux groupes : le premier est constitué de gravures plutôt traditionnelles insérées dans le texte et le second de planches hors-texte (ce sont elles qui sont mises en couleurs à partir de la troisième édition).
      C’est sans nul doute ces planches qui constituent l’élément le plus remarquable de l’ouvrage et qui en font son succès. Leur construction est tout à fait novatrice pour l’époque, la première planche de l’ouvrage (fig. 15), représentant une famille de gorilles dans la forêt, est significative. Ce grand singe avait été découvert en 1846 par le révérend John Leighton Wilson (1809-1886) à partir d’un crâne, mais aucun gorille vivant n’avait été observé par des Européens avant la publication des observations de l’explorateur Paul Belloni Du Chaillu (1831-1903), en 1861. L’Europe savante se passionne pour ce grand singe, considéré par beaucoup comme le singe le plus proche de l’homme. En 1864, l’illustrateur de la planche, Gustav Mützel, ne dispose donc que de spécimens naturalisés ou conservés en alcool ainsi que de gravures souvent peu fiables, aussi cette représentation repose sur l’habileté de Mützel à recréer une représentation vivante de ces animaux, mais tout à fait imaginaire.
      L’aspect le plus original de cette planche est ailleurs : les illustrations zoologiques montrent généralement les animaux individuellement, comme s’il s’agissait de spécimens observés dans un muséum. Ces gorilles, comme bien d’autres planches du Brehms Thierleben, sont montrés en groupe (ici, une famille) et en interaction avec leur environnement naturel. La végétation, par exemple, n’est pas un élément anecdotique du décor, car les animaux s’y intègrent complètement. Le « réalisme » de cette planche est rendu possible par les capacités de l’illustrateur à recréer un morceau de forêt tropicale alors même qu’il n’en a pas d’expérience directe (très peu d’illustrateurs ont voyagé sous les tropiques).

 

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