Introduction
- Karine Abadie et Marie-Pascale Huglo
_______________________________

pages 1 2
Plusieurs articles de ce dossier s’attachent également à souligner l’importance des potentialités esthétiques du cinéma à lire « comme un film ». Sans jamais perdre de vue la singularité de chaque texte, les uns insistent sur la conceptualisation d’une force d’autant plus difficile à saisir qu’elle n’est pas objectivable (comme référence, modèle, citation) et, donc, sujette à caution. La performativité (explicite, implicite) du cinéma dans la littérature, la double action du cinéma comme référence et comme dispositif de représentation, ou encore le potentiel de visualisation et le devenir cinématographique du texte sont autant de manières de concevoir l’effet cinéma comme une dynamique de lecture intermédiale. Cette dynamique complexe à l’œuvre dans la fable littéraire relève d’un double processus : d’un côté, la visualité en puissance est modélisée par le cinéma ; de l’autre, l’esthétique filmique est modélisée par le roman. Autrement dit, l’effet de ralenti, emprunté au cinéma (et reconnaissable comme tel) n’est pas « transposé » dans le texte sans modifications. Du fait de ce transfert, il subit de profonds changements et provoque, le cas échéant, des tensions au sein de la fable : la lenteur extrême peut suspendre, déconstruire ou, au contraire, dans le cas de Montalbetti et Chatelier, relancer le récit. L’importance qu’il faut accorder à l’empreinte cinématographique comme potentialité du texte à actualiser débouche donc sur une analyse de l’intrication de la narrativité et de l’esthétique que les articles de ce dossier examinent sous différentes facettes : reconsidération des modalités narratives de l’intériorité, animation du visible, émergence de fables virtuelles, distanciation ironique ou mélancolique, défamiliarisation d’avec certaines conventions de la réalité, vitesse narrative, réflexivité et mise en abyme, etc.
L’article de Johanne Villeneuve permet d’envisager les rapports entre cinéma et littérature à l’aune de la modernité, en explorant les rapports particuliers au visible de Bruno Schulz et Franz Kafka. Cette ouverture au pré-cinéma et à ses effets sur l’écriture mène vers l’étude d’une matérialisation de ce monde du silence et de l’« animation » dans une écriture contemporaine. Karine Abadie examine, dans cette optique, comment Didier Blonde retrace, dans Faire le mort, Un Amour sans paroles et Les Fantômes du muet, un cinéma perdu en mettant en texte la cinéphilie du cinéma muet. Karine Bissonnnette reprend cette inscription du cinéma dans le récit en comparant Western de Christine Montalbetti et La Maison étrangère d’Elise Turcotte. Elle rapproche ainsi le fonctionnement narratif de projections intimes de la projection cinématographique elle-même. Magali Riva, pour sa part, s’intéresse au bruitage au sein du roman à partir de textes d’Antoine Volodine et de Jean Echenoz faisant appel à une « bande sonore ». En se référant à l’œuvre de Don DeLillo, Christine Montalbetti et Patrick Chatelier, Marie-Pascale Huglo poursuit cette exploration en abordant le cinéma comme un seuil ouvrant sur des mondes et des fables autrement inaccessibles.
Les trois derniers textes de ce dossier considèrent plus étroitement l’impact esthétique du cinéma sur le récit littéraire. Andrea Schincariol pose le cinéma comme motif romanesque, en prenant comme exemple la trilogie autofictionnelle d’Antonio D’Alfonso. Ainsi, il montre comment le cinéma peut être abordé comme instrument de représentation et comme dispositif de mise en fiction. De son côté, François Harvey renverse l’acception commune faisant de Neige noire d’Hubert Aquin un texte anticinématographique et montre en quoi le filmique doit plutôt être considéré comme la condition du sens du texte. Finalement, Sylvano Santini revient sur le roman Western de Christine Montalbetti pour élaborer le concept pragmatique de cinéfiction suivant lequel la description littéraire peut être considérée comme un « temps du voir », entraînant une forme de pacte cinématographique.

Nous ressaisissant du regain de l’intérêt critique pour la narrativité, nous cherchons donc à mieux comprendre les incidences du cinéma (comme expérience esthétique et comme répertoire) sur le récit dans la littérature moderne et contemporaine : la cinesthétique, loin de rompre avec la fable comme on a pu le dire, la redéploie et la redispose esthétiquement. Elle vise par là à montrer que tout récit se trame à partir d’un faisceau de forces (visuelles, auditives, rythmiques) et d’une sensibilité plurielle qui en infléchissent la conduite.

 

>sommaire
<retour