Au seuil du fabuleux : la cinématographie
comme traversée des mondes chez Don Delillo,
Christine Montalbetti et Patrick Chatelier

- Marie-Pascale Huglo
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      Déplacée, hybridisée dans l’espace du roman, la vision cinématographique engendre des avenues inédites sans jamais perdre de vue son propre appareillage [18]. En perturbant le cadre spatial de l’action, en jouant sur les frontières du dedans et du dehors, de l’animé et de l’inanimé, de l’humain et du non humain, du propre et du figuré, les micro-fictions bousculent l’ordre réaliste de la fable et des savoirs qu’elle convoque. Le suspense tient dans la manière de reporter l’issue – connue d’avance – du duel au sein d’une promenade digressive renouant avec les proses jubilatoires d’un Laurence Sterne [19]. Cahin-caha, le cinéma mène le roman au seuil du fabuleux : il ouvre sur des possibles sans les rendre habitables, petites scènes qui ne stabilisent pas le monde mais le démultiplient sur fond, ralenti à l’extrême, de western [20]. Christine Montalbetti s’intéresse plus aux potentialités de la fable qu’à sa totalisation romanesque [21], d’où son détournement à travers un foisonnement de fictions minuscules redéployant le terrain du racontable.

 

Pas le bon pas le truand : « à la fois au milieu et hors »

 

      Patrick Chatelier, dans Pas le bon pas le truand, n’emprunte pas la voie de la parodie [22]. Délaissant la légèreté postmoderne, il propose un « western sensoriel », aux accents parfois lyriques, dérivé d’une scène du « célèbre film de Sergio Leone » [23]. Le récit commence (de nouveau) avec l’aube et le héros, jeune homme à la vision étrange [24]. Son ami Jesse l’a surnommé l’idiot parce qu’il voit le monde comme une éclosion d’images sans épaisseur ni « fond » [25]. Lorsque des garnements l’enferment dans une cabane hantée, l’idiot prend tout ce qu’il voit là-dedans pour la réalité :

 

Enfermer l’idiot avec le fantôme : voilà le jeu loufoque de Jill et Frank. Quand, après deux heures, ils finissent par ouvrir la porte de la cabane, ils demandent si ça lui a plu. Ebloui, il hausse l’épaule et s’éloigne en zigzaguant la gorge nouée. Il a vu des choses incroyables dans cette cabane. Derrière les cent pas fantomatiques du trappeur fondu aux braises de la cheminée, s’étendant sur le mur jusqu’aux poutres, des univers ont surgi pour le happer. (…) Quand une locomotive a fait mine de foncer sur lui, il s’est retenu de hurler. Quand un petit personnage avec une canne est tombé plusieurs fois à terre, il a trouvé ça drôle. Quand un landau s’est mis à dégringoler l’escalier, il a couru malgré lui pour sauver l’enfant. Mais il n’a attrapé que le vide. Car le trappeur s’est dissipé avec ses univers dans un dernier tour de magie fantomatique comme la porte se rouvrait [26].

 

Pour l’idiot, fantômes, images et mondes, c’est tout un : sa vision est celle des premiers temps du cinéma, celle des commencements, justement, quand la magie opère à plein. Pour le lecteur, par contre, la cabane semble à moitié campée dans l’univers de la fiction : d’un côté, elle situe les mésaventures de l’idiot ; de l’autre, elle figure l’histoire du cinéma. Du coup, on hésite sur le mode de lecture à adopter en regard de cette cabane, trop allégorique, trop abstraite, pour faire monde bien qu’elle contribue à la représentation épurée de l’espace de l’action.
      Au commencement, donc, une manière idiote de voir, un dispositif cinématographique difficile à stabiliser et une voix récitante annonçant la venue d’une chose encore innommée [27]. Cette chose se met en place à partir de la maison qui peu à peu se dessine et prend forme, elle et ses trois personnages, tous bientôt nommés, bientôt réintégrés dans l’histoire immémoriale de l’engendrement :

 

Oui, elle est venue, annoncée, apparue : la maison était prête. (…) Des bibelots ramenés de Coyote City, charrettes, malles-poste, diligences en bois s’alignaient sur le bahut ciré. (…) Qu’attendait-elle, cette maison en trompe-l’œil ? Le décor est installé, la maison des Butler est prête, le jour s’est levé sur elle dans une coloration de dernier jour. Tout s’éclaire [28].

La maison des Butler s’apprête (…). Elle tasse les morts pour leur river le clou. Elle tranquillise la femme, le mari et le fils qui de toute façon ne voient rien venir, aveugles comme tous les Butler depuis le premier du nom, celui qui rejetant le froc préféra honorer une paysanne dans un tas de foin, incapable de prévoir le futur et ses désastres [29].

 

Parce que la maison en trompe-l’œil s’est métamorphosée en scène domestique, parce que, dès lors, elle condense le monde de la fable, tout peut arriver. Le passage de l’imparfait (« la maison était prête ») au présent (« la maison des Butler est prête ») performe l’avènement d’un lieu et d’un temps situés, dans lequel couvent et le passé aveugle et le futur imprévisible. L’énumération des objets produit un effet de réel : ils meublent un espace d’abord abstrait, le muent sous nos yeux en un lieu chargé d’histoires et de possibles, en un lieu habitable. L’adoption du point de vue de la maison permet enfin de replacer l’histoire de la famille Butler dans la longue durée, entre le temps de l’engendrement et celui, annoncé, du désastre. En ce sens, le décor recouvre celui d’une scène antique emportant les personnages vers une tragédie qu’ils ne voient pas venir.
      L’idiot, lui, s’introduit dans la maison Butler, il « se fond dans un fauteuil pour voir sans être vu » [30] l’espace domestique où George, Carlotta et Jesse Butler s’apprêtent à se mettre à table tandis que l’ombre d’un étranger « vient doucement mourir sur le seuil » [31]. Le spectacle commence, la fable s’actualise dans cette maison à deux entrées : celle de la porte de derrière, menant à la scène de vision, celle de la porte de devant, menant à la scène de l’action, sur laquelle plane l’ombre du malheur [32].
      La séquence du massacre – qui dure huit minutes dans le film de Leone – est au cœur du récit de Chatelier : la rencontre meurtrière de la Brute avec la famille Stevens est amplifiée par le biais d’une série d’arrêts sur image décomposant l’action à partir de spaghettis en gros plan [33], d’une immobilité, d’un regard, d’un changement de posture, d’un sourire… La fragmentation du flux cinétique en instantanés fixe et détaille le corps de l’échange. Le centre de gravité de la scène se déplace : les gestes et les réactions physiques meuvent l’action, non l’inverse. Tout cela sur le fond d’une histoire typique, reconnaissable, laquelle gagne en épaisseur sensorielle et tragique. L’attente du pire se décompose en autant de mouvements cristallisés qui, parce qu’ils sont saisis avant leur point d’aboutissement, sont chargés de possibles. En circulant du dehors au dedans, l’instance narrative – bien distincte du personnage de l’idiot – interprète les apparences, en déploie les hypothétiques significations [34]. On passe ainsi d’un personnage à l’autre [35], leurs rêves, leurs souvenirs, leurs méditations se dépliant comme autant de petits drames chargés de tension narrative. La transparence intérieure, toute romanesque, et la succession d’arrêts sur image [36], toute cinématographique, se combinent dans une fable herméneutique faisant résonner le moindre des gestes. Ce faisant, les fabulations hypothétiques élargissent les frontières du sujet et du temps au-delà de la sphère intime des personnages. Elles donnent accès à l’enchevêtrement temporel des engendrements, des filiations, des tragédies qui ont mené jusque dans cette pièce où la mort porte un sourire. La vision du visage défait de George ne provoque pas seulement, chez son fils Jesse, le rejet d’une « paternité fantoche » [37]. Elle donne aussi voix, à travers lui, à une plainte plus diffuse :

 

Que sont nos héros devenus ? entend Jesse comme une phrase tirée d’un vieux livre qui résonne. Qu’ont-ils fait de leur courage, de leur humanité, de leur vision ? (…) Les pères ont manqué à leur tâche, continue la voix des murs, la voix de la chaux, celle qui a été délayée puis jetée sur la pierre vivante, et dont la parole ne peut être mise en doute [38].

 

Porté par ces voix, le visage du père secoué d’un tic devient le visage de tous les pères qui n’ont pas tenu leur place de héros « dans la suite des générations » [39]. L’arrêt sur image est au fondement d’une métamorphose redistribuant, dans les possibles qui s’exacerbent, les rôles.

 

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[18] Le terrain de l’action ne se distribue plus entre extérieurs et intérieurs (grand-rue de Transition City, chambre, etc.) : la bouche de « notre héros » ou la plante de ses pieds, décrits en très gros plans, deviennent la scène de micro-fictions fantasques, non « enchaînées ».
[19] L’ouverture du chapitre quatre de la troisième partie, « la sieste », semble faire écho à l’épisode dilatoire de la mule dans Tristram Shandy : « Car, tel est le sens de cette question sous-jacente qui vous animait depuis un moment déjà et tandis que vous écoutiez mes fariboles au sujet du muletier, quelle est donc cette épopée terrible dont Harry lisait sous ses doigts quelques épisodes ? » (Chr. Montalbetti, Western, Op. cit., p. 147).
[20] Marielle Macé rappelle en quoi la notion de monde et celle d’habitabilité vont ensemble. « Ce "monde" correspond pour M-L Ryan à quatre critères : un ensemble connecté d’objets et d’individus ; un environnement habitable ; une totalité raisonnablement intelligible pour les observateurs extérieurs ; et un champ d’activité pour ses membres. (…) la notion de monde « fait la différence », en introduisant le critère de la densité ontologique mais aussi axiologique, c’est-à-dire ce que l’on pourrait appeler, ainsi que le fait M.L. Ryan après Paul Ricœur, "l’habitabilité" » (M. Macé, « "Le total fabuleux" : les mondes possibles au profit du lecteur », dans La Théorie littéraire des mondes possibles, sous la direction de Fr. Lavocat, Paris, CNRS éditions, 2010, pp. 208-209).
[21] On peut dire des fictions cinématographiques de Montalbetti ce que Marielle Macé dit des fictions théoriques de Valéry. Les « poussées fictionnelles » mettent l’accent non pas sur une histoire mais sur son possible. En maintenant le monde à l’état de possible, Valéry résiste à la fiction et en « ruine les plaisirs », la rendant spéculative, hypothétique, inhabitable : il reste « au seuil du fabuleux » (M. Macé, « "Le total fabuleux" », art. cit., p. 212). D’où le titre de cet article.
[22] P. Chatelier, Pas le bon pas le truand, Paris, Verticales, 2010.
[23] Ibid., quatrième de couverture (pour les deux citations).
[24] Cette vision est précédée d’une voix, d’un chant : c’est véritablement par une sorte de récitatif que le récit commence.
[25] « Quand un jour l’idiot, que personne n’appelait encore ainsi, s’est penché en désignant des formes à la surface de l’eau, Jesse a vainement essayé de distinguer les mêmes. Quand il a vu la surface bouger et former de nouvelles images, Jesse a dit que c’était lui-même qu’il voyait sans se reconnaître. Mais il a insisté, a vu tant de choses qu’il décrivait à mesure, images jusqu’à des milliers qui se succédaient, ils décrivaient leurs tableaux, leurs horizons, des paysages et des scènes extraordinaires. Jesse a dit qu’il était bigleux, ou bien malade, ou bien fou, et que de toute façon la surface d’une seule rivière ne pouvait pas contenir autant d’images. L’idiot s’est énervé et a renvoyé les insultes. Ils se sont battus (…). C’est ainsi que Jesse l’a nommé idiot, et les gens ont adopté sa vision » (Ibid., pp. 45-47).
[26] Ibid., pp. 41-42.
[27] « Elle vient. Oui, elle vient. Elle devait venir. Ce matin quelque chose annonçait. Quelque chose de rampant, quelque chose courant avec les choses, sous les choses, au dos des choses la rumeur » (Ibid., p. 15).
[28] Ibid., pp. 50-51.
[29] Ibid., p. 53.
[30] Ibid., p. 67.
[31] Ibid.
[32] Dans un article consacré au roman de Chatelier, Elisa Bricco note que « l’action de l’écrivain ne s’est pas contentée de reproduire la séquence source, mais il a construit un récit qui l’inclut et qui n’est pas celle du film, bien qu’elle en reprenne les raits fondamentaux. En somme, il a ajouté le personnage de l’idiot et l’a placé en contexte […] » (E. Bricco, « Lenteur et vision : l’empreinte du western dans le roman français contemporain », Cahiers de narratologie, n°23, 2012, mis en ligne le 29 décembre 2012 (page consultée le 23 juillet 2014).
[33] Le motif est récurrent. Il s’agit manifestement d’une allusion au « western spaghetti ». Les héros du film de Leone, quant à eux, s’attablent autour d’un plat relativement indistinct, mais apparemment dénué du moindre spaghetti.
[34] L’usage du mode conditionnel et du « semble-t-il » signalent, dans le texte, la modalité du possible.
[35] Le passage d’un personnage à un autre adopte parfois la technique de l’alternance champ/contre-champ : « Il jette un regard à sa femme puis à son fils, et rate son clin d’œil./Jesse n’a jamais entendu parler de ce Mulock » (P. Chatelier, Pas le bon pas le truand, Op. cit., p. 78) ; « Mais l’étranger ne s’y arrête pas, il passe indifféremment sur tout ce qui constitue Jesse. Son regard l’efface d’un léger mouvement de l’intérieur des orbites, dédain superbe dans le creux des pattes d’oie d’où son air malin rayonne, caustique, pour se poser sur Carlotta avec une nuance d’intérêt qui fusille et surprend./Surprise, Carlotta tressaille et se raidit fusillée sous le regard » (Ibid., p. 89). Dans le deuxième exemple, les anaphores relaient le passage d’un personnage à un autre par le biais du regard, mais dans les deux cas, la ronde des personnages suit le jeu du champ/contre-champ qui épouse ici le geste (la geste) des regards. Ainsi passe-t-on de George à son fils Jesse, puis de Jesse à sa mère Carlotta par l’intermédiaire de « la brute ».
[36] Le motif de l’arrêt revient à quelques reprises : « scène d’intérieur figé » (Ibid., p. 97) ; « quatre statues de cire formant une tablée » (Ibid., p. 102).
[37] Ibid., p. 84.
[38] Ibid.
[39] Ibid., p. 85.