Entretien avec Patrick Chatelier
- Marie-Pascale Huglo
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Dans le même roman, vous faites des allusions à l’histoire du cinéma et à son dispositif (la cabane à image, la maison des Butler dans laquelle l’idiot s’introduit pour assister au « spectacle »). Pourrait-on aller jusqu’à considérer votre récit comme une allégorie du cinéma ?

 

D’emblée, il m’a semblé nécessaire d’introduire dans le récit un nouveau personnage qui représenterait l’adolescent que j’avais été, le spectateur aspiré par les images, à la fois visionnaire et témoin incapable d’intervenir dans l’action : celui-ci est devenu l’idiot du village, celui qui voit des choses qui n’existent pas pour les autres, notamment le danger à venir (puisqu’il connaît le film) et l’histoire du cinéma encore à naître (puisqu’il semble réellement vivre à l’époque du western). Il rejoue ce qui n’a pas encore été joué.
Mais en aucun cas je ne parlerais d’allégorie, quelle qu’elle soit. De la même façon qu’on ne peut parler d’allégorie chez Kafka, par exemple, dont j’aimerais pouvoir revendiquer la filiation sur ce point. L’idiot marque une perpétuelle ambivalence, des allers-retours plus ou moins sensibles pour le lecteur entre sa situation de spectateur et d’acteur, entre les siècles, entre ce qu’il imagine et ce qu’il voit (quand il ne voit pas ce qui précisément est imaginé) : il est celui qui traverse les frontières, et même la frontière de l’écran pour participer au duel final contre la Brute. Celle-ci suit une ligne parallèle en étant présentée (je garde le féminin pour renforcer cette idée) comme une entité quasi abstraite, mythique, à cheval sur les temps et les grands récits, avant de mourir plusieurs fois comme un Terminator. Autant d’ambivalences, de bascules qui ne peuvent, je l’espère, figer l’interprétation.

 

Quelle importance accordez-vous au ralenti dans Pas le bon pas le truand ?

 

J’utilise la lenteur, non le ralenti. Il me semble d’ailleurs que Leone, contrairement à ses films postérieurs (je pense à Il était une fois dans l’Ouest, ou à Il était une fois la révolution), n’utilise pas la technique assez artificielle du ralenti dans Le Bon, la brute et le truand. Le ralenti est une suspension de l’action ; la lenteur, un prolongement de la perception, une immersion dans les sentiments, un début de pensée. Les personnages de western agissent très peu, surtout ils perçoivent, dit Deleuze. Et l’élément principal du western, c’est le paysage, qui impose son rythme.
J’ai cherché à fabriquer des transpositions littéraires de cette lenteur cinématographique, notamment par une exploration sensorielle des détails du décor, par les flux de conscience des personnages, ou bien par les discours sur la nature de la violence qui s’abat sur les hommes et son retour inéluctable.
L’utilisation de la lenteur dans mon écriture a sans doute le cinéma comme origine, mais elle est présente dans tous mes livres. Dans Maternelles, le geste de grimper au sommet d’un rocher se déplie sur une vingtaine de pages. Mon travail porte sur la métonymie, c’est-à-dire sur la magie. Le moindre geste quotidien est une épopée ; il suffirait, s’il était reproduit dans son entièreté, à décrire l’ensemble du monde.

 

Qu’est-ce qu’un « western sensoriel » ?

 

Ce terme n’est pas le mien, mais celui de l’éditeur pour présenter l’ouvrage. Je trouve que c’est une belle invention par son caractère énigmatique. Pour moi, il exprime une idée majeure : mettre sur le même plan, en dialogue, des choses ou des catégories qui ne sont pas du même mode, ici le genre western avec tous les codes, les clichés qui y sont rattachés, et le corps avec ses perceptions les plus élémentaires. Si le lien entre ces choses ne nous apparaît pas, c’est que nous n’en avons pas encore la clé.

 

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