Cinéphilie et littérature :
Didier Blonde et le cinéma muet

- Karine Abadie
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      Le souvenir est donc ici une fiction, une invention, une recomposition qui mène malgré tout à l’obsession et à la fétichisation de Suzanne Grandais – ce dont témoigne Un Amour sans paroles dans son intégralité. Autre fétiche : la cagoule de Fantômas, objet recherché par-delà les textes, par le narrateur de Faire le mort et dont il est question dans Les Fantômes du muet :

 

Pendant qu’il m’exposait son programme, je n’avais qu’une idée en tête, savoir s’il avait retrouvé la cagoule et les collants noirs à la recherche desquels je m’étais lancé des années plus tôt. La fameuse malle ne contenait, hélas, pas les pièces à conviction que j’espérais, mais il avait apporté quelques documents provenant de la société des « Films René Navarre » ornés du trèfle à quatre feuilles, 44, rue Taitbout (IXe), qu’il m’a offerts en compensation [20].

 

L’objet – la cagoule – semble donc avoir disparu dans la réalité ; elle sera léguée, dans la fiction, au narrateur de Faire le mort par Sudor, soupçonné d’être une doublure de René Navarre dans Fantômas :

 

En remettant en ordre ses affaires, Ranjita a trouvé une petite boîte rectangulaire qu’elle m’a montrée quelques heures plus tard en me mettant au courant des événements de la nuit. Elle n’y avait pas touché. Sur le dessus était épinglée une carte de visite de Louis Manekine avec mon nom écrit à la main. Quand je l’ai ouverte, j’ai cru à une paire de gants ou à des pochettes enveloppées dans du papier de soir. C’était une cagoule cousue à la main dont la couleur passée tirait sur le gris [21].

 

L’objet au centre de la quête du narrateur du roman réapparaît, indiquant que le cinéphile n’a pas rêvé, et conférant à la fiction une part de réalité : Sudor a doublé René Navarre puisqu’il avait la cagoule et qu’il la léguera une fois mort.

 

L’écriture raconte le passé du cinéma

 

      En explorant la cinéphilie particulière de Didier Blonde, on constate que le cinéma muet nourrit une écriture qui décrit ce qui a été. L’auteur fait ainsi partager sa passion du cinéma au lecteur, qui devient le relais de la communauté de la salle de cinéma.
      Il importe cependant de départager la réalité de la fiction. Dans le dernier exemple cité, le lecteur comprenait que Manekine, alias Sudor, était la doublure de René Navarre. Or, il semble que ni Sudor, ni Manekine n’apparaissent dans le paysage cinématographique des années 1910. Bien sûr, cette construction fictive sert des nécessités narratives – raconter l’histoire d’un homme qui s’est caché derrière les autres –, mais elle prolonge des mécanismes de dissimulation des faits présents dans le roman entier. Par exemple, toujours dans Faire le mort, il est question, à plusieurs reprises, d’un film de Germaine Dulac dans lequel aurait joué Sudor – on en spécifie le titre, puis les acteurs, l’année, pour terminer par une allusion assez complète :

 

A la fin du mois de juillet, j’ai pu approcher le visage de Sudor de plus près. Le Forum des images, aux Halles, projetait un cycle de films consacrés à la « vitesse », parmi lesquels figurait L’Ange du Bizarre de Germaine Dulac, un moyen métrage de 1927 tiré d’une nouvelle de Paul Morand. Sudor y jouait le rôle d’un « homme pressé », passionné de jeu et d’automobiles, qui se tuait dans un accident au volant de sa Bugatti sur la route de Deauville. L’article de Cinémagazine qui en rendait compte distribuait les mêmes éloges à la voiture et à Olga Day, sa partenaire de l’époque [22].

 

La description est précise et mêle divers éléments du cinéma des années 20 – en utilisant, par exemple, la référence explicite à une revue d’importante diffusion, Cinémagazine – et, surtout, la description traite d’un autre film : La Glace à trois faces, un film de Jean Epstein, réalisé effectivement en 1927, d’après une nouvelle de Paul Morand (parue dans L’Europe galante, en 1925) et mettant en scène Olga Day. L’Ange du bizarre n’apparaît pas dans la filmographie de Germaine Dulac, pas plus qu’une adaptation de Paul Morand par Germaine Dulac.
      On retrouve ailleurs dans le roman ce genre de confusion : il est question de L’Ombre déchirée, attribué à Louis Feuillade, alors qu’en réalité, il s’agit d’un film de Léon Poirier (1921) ; ailleurs, un film attribué à Marcel L’Herbier, L’Homme aux gants blancs… film en fait réalisé par Albert Capellani (1908). A cela s’ajoute des titres fictifs dans lesquels auraient joué Sudor…, le tout côtoyant aussi des références justes, que ce soient des titres de films ou des noms d’acteurs/d’actrices.
      Cette confusion organisée jette une suspicion sur les faits énoncés et fait inévitablement appel aux connaissances du lecteur et, par extension, à sa propre cinéphilie. Mais elle permet aussi de redonner une vie à des événements marquants de l’époque du muet : celui qui nous intéressera ici est le passage au parlant.
      En effet, l’apparition du parlant fut dramatique pour un certain nombre d’acteurs et d’actrices, dont la voix ne passait pas l’épreuve du son. Que ce soit par la fiction ou par le récit de véritables événements, Didier Blonde redonne voix, et donc vie, à ces personnages oubliés. Le cas d’Ivan Mosjoukine, immense acteur des années 20, père imaginé de Romain Gary, mort oublié en 1939, est à ce propos exemplaire. Dans quatre récits des Fantômes du muet, Blonde se penche sur la déchéance de l’acteur, sur ce russe blanc, arrivé en France en 1920 qui connaîtra une immense carrière…, tant que le cinéma s’est passé du son. Il fut tué par le parlant (son accent russe étant trop prononcé) et devint rapidement la « figure du paradis perdu » [23]. En faisant référence allègrement à la filmographie de Mosjoukine, Blonde raconte cet exil dans le silence suite à une révolution complètement inattendue :

 

Car ce sont les Russes de l’émigration qui sont les premières victimes. Eux qui, après la révolution, sont venus se réfugier à Paris et fonder leur propre firme « L’Albatros », du nom du bateau sur lequel ils ont fui les bolcheviks et dont ils firent, au cours de leur périple, un film de circonstances : L’Angoissante Aventure. L’histoire se répète. Ils ne savaient pas qu’en 1929 une nouvelle révolution les attendait à laquelle cette fois ils n’échapperaient pas, celle du parlant [24].

 

      C’est la même intention qui anime le texte Un Amour sans paroles : remettre en scène une figure glorieuse d’une époque malheureusement désuète. Ainsi est-il possible de redonner souffle à l’inéluctable : la disparition, l’oubli, la mort. L’écriture devient donc cette voix qui actualise ce qui été perdu. Mais elle est aussi le relais de la propre existence de celui qui convoque l’imaginaire du muet. Nous avons vu que l’enfance était un motif récurrent du propos cinéphilique. Elle est, ici encore, un véritable vecteur de filiation, du lien qui, par le cinéma, unit le père et le fils.

 

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[20] D. Blonde, Les Fantômes du muet, Op. cit., p. 69.
[21] D. Blonde, Faire le mort, Op. cit., p. 121.
[22] Ibid., p. 58.
[23] D. Blonde, Les Fantômes du muet, Op. cit., p. 133.
[24] Ibid., p. 136.