Pierre Gassendi et l’iconoclastie scientifique.
Un nouveau réalisme littéraire

- Sylvie Taussig
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      Si Gassendi ne prend pas en considération les magnifiques illustrations de Fludd, qu’il ne mentionne même pas, c’est d’évidence qu’il n’est pas d’accord avec sa théorie de l’image, qui s’exprime dans la figure 18 d’Utriusque cosmi : les images sont la médiation entre le monde des sens et le monde de l’intellect. Autrement dit, l’âme imaginative relie l’intellect à l’âme sensitive par le moyen des images : les images sont les « ombres » des éléments, c’est-à-dire du monde créée, et c’est ce qui fait que la ratio et l’intellect peuvent être exercés ; l’âme est une unité et donc créer des images de l’unité, c’est arriver à la connaître, chercher nos unités dans la multiplicité de l’expérience sombre et occulte. Il faut partir des composantes invisibles de l’homme avec les yeux de la contemplation pour arriver à la pointe de l’unité. Les images de Fludd mêlent l’abstraction (la systématisation) et le réalisme (par exemple, au cœur d’une représentation géométrique du cosmos, il y a une petite gravure du jardin d’Eden…). Or, pour Gassendi, ce ne sont pas les images qui assurent la médiation, mais l’imagination [34] : la présentation d’une connaissance par l’image ne peut que faire revenir en arrière, régresser dans la non-élaboration intellectuelle de ce qui est perçu par les sens. Par l’image, on retombe dans les modes sceptiques et les erreurs de perception, comme si l’on pouvait faire, pour atteindre la vérité, l’économie de la raison comme faculté discursive, alors que Gassendi, souligne que l’entendement, s’il ne peut se passer de l’imagination, peut cependant la dépasser [35]. En fait, pour que l’homme puisse utiliser les images comme supports du savoir, il faudrait une grammaire des images qui soient l’équivalent de ce que sont le sens commun et la grammaire pour la langue commune. Mais est-il possible de fonder un langage de vérité sur un langage lui-même sans vérité [36] ? Et il l’est en fonction de la théorie de la vision qui met en évidence que les erreurs et anomalies de la perception ne proviennent pas des objets, mais bien du cerveau de celui qui perçoit ; et, même si l’on peut rendre compte objectivement de cette subjectivité, cela rend le langage des sens d’une complexité peut-être insurmontable dans le cadre de la transmission de connaissances et de savoirs. Suivant O. R. Bloch [37], il y a, chez Gassendi, un lien profond entre son refus de l’intuition visuelle et celui de l’intuition intellectuelle, à l’inverse de tout ce que prône Fludd : « La vision, comme toute connaissance, est une recherche discursive de la réalité à partir de signes qui en sont non l’expression, mais seulement l’effet ».
      Au plan pratique, et pour revenir à l’anatomie, que Gassendi développe dans trois paragraphes (XVI, XVII et XVIII) du Contre Fludd, il est clair qu’il refuse à la fois une illustration schématique (nécessairement fausse, car échouant à dire son caractère hypothétique) et une illustration réaliste (disant la singularité alors que la science veut le général). Une image ne peut pallier l’absence du corps réel, et seul le discours peut expliquer de façon satisfaisante ce qui est le grand enjeu de la science moderne, à savoir la méthode expérimentale avec son exigence fondamentale d’autopsie, un terme qui renvoie, littéralement, au fait de voir de ses propres yeux. Le savant ne peut faire croire rationnellement à la recevabilité de ses affirmations sur la structure du corps et apporter des réponses concrètes dans la manière d’organiser la production et la diffusion du savoir anatomique que s’il renonce à mettre sous les yeux du lecteur les structures corporelles décrites : il doit s’en sortir par les mots et par les seuls mots [38]. La science a un statut particulier par rapport à ce qu’on voit : le voir est nécessaire, mais l’expression ne peut se faire par le « montrer », qui serait poudre aux yeux, mais seulement par le « démontrer », c’est-à-dire qu’elle doit s’extraire de la tentation de montrer.
      L’image est elle-même une métaphore, qu’il est impossible d’entourer des mêmes précautions qu’on le fait pour le langage. Gassendi refuse d’introduire des gravures en raison de la confusion qu’elles sèment, loin d’être un instrument de clarté. À la place il propose un texte dense et difficile à suivre, dont il faut soutenir cependant la clarté, de jure sinon de facto, c’est-à-dire en termes de méthodes sinon en termes d’exposition, en nous basant sur la théorie du langage définie dans la Logique [39]. De fait Gassendi considère le langage sous deux aspects, celui qui parle et celui qui écoute :

 

Quand tu parles, choisis des termes communs et clairs pour qu’on n’ignore pas ce que tu veux dire ou pour que tu ne consommes pas en vain du temps à expliquer (Logique, 221r).

Quand tu écoutes, efforce-toi de comprendre la notion qui est placée sous les mots ; pour éviter qu’ils ne t’échappent par leur obscurité ou ne te jouent par leur ambiguïté  (Logique, 223r).

 

      L’analyse de ces deux « canons », qui impliquent une réflexion sur l’usage des mots dans leur sens commun mériterait un large développement ; il suffit de dire ici que l’exigence est celle de clarté et de transparence, suivant les préceptes d’Epicure, mais aussi à l’imitation de « l’auteur » de la Bible, auquel il se réfère nommément dans le Contre Fludd. Ainsi Gassendi se montre-t-il, contre la tradition d’un sens caché, un descendant de la tradition rationaliste d’interprétation des Ecritures qui remonte à Maimonide [40], contre la tradition cabalistique.
      Pour analyser le refus des images, il faut donc se placer successivement du point de vue du récepteur ou de celui qui diffuse. Dans le premier cas, j’ai parlé du pouvoir des images, dont Gassendi est bien conscient : il craint qu’elles n’aient trop de pouvoir, d’abord sur l’imagination. Leur capacité d’heuristique bloquerait alors le chercheur qui s’en tiendrait à ce qu’il voit alors qu’il lui faut continuer à avancer. Car l’activité de l’entendement, ou de la raison discursive, qui construit les « idées » à partir des images particulières de l’imagination (ou phantaisie) fait constamment intervenir la mémoire, qui est une comparaison de toutes les sensations passées et présentes : la gravure met fin au travail de la comparaison qui doit être incessant, puisqu’il s’agit de concilier, dans un mouvement sans fin, les informations contradictoires fournies par les sens sur les apparences des choses. L’image se grave dans la mémoire et s’y impose comme unique représentation, à la rigueur l’image est la mémoire même [41], et l’on ne s’étonne pas de voir Fludd parmi les auteurs qui ont contribué aux Arts de la mémoire [42]. En fait l’image est ambiguë, entre quelque chose qui reste sensible c’est-à-dire extérieur et quelque chose qui agit sur l’intériorité : persuade. Gassendi refuse toute forme de dramaturgie du savoir – et de la vérité – comme une poudre aux yeux [43]. Son refus d’insérer des images va bien dans le sens de sa conviction que tout un chacun, à condition d’être instruit (et il doit l’être) peut accéder à la vérité du fait de sa raison naturelle, innée. En revanche, la correspondance du macrocosme et du microcosme n’est qu’une idée, une métaphore induite par l’évidence de la circulation du sang qui fait le lien avec la circularité de l’univers.
      Du point de vue de celui qui constitue la science et qui délivre un savoir, le recours à l’image est également un piège, dans la mesure où la description d’une expérience ne peut se faire que dans la durée du récit, avec l’idée d’une recherche, d’une progression : l’énonciation d’une vérité arrêtée pour un savoir qui n’est que probable est exclu, et c’est le cas de l’anatomie, en son temps, où l’on ne connaît de fait pas la circulation du sang. L’absence d’image dans le texte serait alors l’idée que le savoir n’est pas achevé et que tant que les choses sont imprécises, on ne peut pas risquer d’impressionner le lecteur – et chercheur potentiel. Dans ce cas, le cas de l’astronomie est différent : on peut dessiner la position d’étoiles – et Gassendi le fait quelquefois – car elle est avérée au moment où elle est vue. Ce qui manque, c’est parfois la théorie pour en rendre compte, mais l’image n’y changera rien. Il est possible de représenter les positions des étoiles, à condition de préciser le moment de l’observation et ses circonstances. L’image est alors un cliché, et non pas une explication, ni une vérité.
      Pour Gassendi, sans doute une opération de dissection ne comprend-elle pas seulement le sens de la vue, mais aussi celui du toucher [44] : il décrit bien la matérialité même des matières que la spatule rencontre ; dans ce cas, le praticien se sert certes de sa vue, mais il avance aussi à l’aveugle et la finesse de son tâtonnement est un aspect essentiel, pour ne pas frayer de fausses voies dans le corps. L’image ne saurait rendre compte de ce toucher. L’image anatomique est donc autre chose que la restitution honnête d’une expérience qui devrait servir à poursuivre la recherche ; il n’en faut pour preuve que l’usage que Fludd fait de l’image du pouls dans sa Médecine catholique [45], notamment l’image du frontispice de la section 3 de la partie 3, « Dieu prenant le pouls de l’homme » (avec pour inscription, au-dessus : Nocte os meum perforatur doloribus et/ Pulsus mei non recumbunt (Job 30.17) et autour de l’image : A quatuor ventis veni spiritus et insufla super infectos istos et reviviscant et ingressus est in eos spiritus (Ez. 37), où le pouls étant une entité physique et mystique, ce qu’il développe de façon ordonnée dans les cinq livres du traité. L’image n’est pas un emblème, quoiqu’elle en ait toutes les apparences, elle dit la vérité de la conception à la fois scientifique et mystique de l’auteur.

 

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[34] Sur le concept d’imagination et sur son rôle dans la philosophie du XVIIe siècle, voir J.-R. Armogathe, « L’imagination de Mersenne à Pascal », dans Phantasia-Imaginatio, Ve colloque international de LIE, sous la direction de M. Fattori et de M. Bianchi, Rome, Edition dell’Ateneo, 1988, pp. 259-272.
[35] Ibid., p. 410.
[36] Je rappelle que, dans l’épicurisme, ce qui fait le lien entre mot et la chose, c’est le « typos conforme à la prénotion », comme le rappelle V. Goldschmidt, La Doctrine d’Epicure et le droit, Paris, Vrin, 1977, pp. 29 et sq.
[37] O. R. Bloch, La Philosophie de Gassendi, Op. cit., p. 21.
[38] Sur la psychologie particulière de l’homme et les mécanismes de cette abstraction, voir Colin Ellard, Where I am (Harper Collins, Canada, 2009).
[39] Voir mon édition, Pierre Gassendi, La Logique de Carpentras. Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, Ms. 1832, fol.205r - 259r, Texte, Introduction, et Traduction, Turhout, Brepols, 2010.
[40] Le « très savant Maimonide » dont il célèbre les « remarquables opuscules » dans une lettre à Claude d’Auvergne du le 16 mai 1649 (LL).
[41] L. Bolzoni, La Chambre de la mémoire. Modèles littéraires et iconographiques à l’âge de l’imprimé, Genève, Droz, 2005.
[42] Notons que le monocorde ne sert pas de lieu de mémoire. Fludd construit des théâtres qui suggèrent un rapprochement avec le Globe Theatre. Voir Fr. Yates et W. Schmidt-Biggemann, « Bilder des Unsichtbaren : Robert Fludds Konzeption des Weltgeistes », dans Ch. Göttler et W. Neuber, Spirits Unseen : The Representation of Subtle Bodies in Early Modern European Culture, Brill, Leiden, 2008, p. 197-210.
[43] Sur cette théâtralité des ouvrages d’anatomie, voir les développements dans Mandressi, Le Regard de l’anatomiste, Op. cit., p. 246 et sq. qui montrent que la finalité scientifique ou pédagogique souvent recule.
[44] Rappelons que pour Gassendi, à la différence d’Epicure, la perception ne prend pas place au niveau de chaque organe des sens, mais dans le cerveau lui-même.
[45] Voir J. Proust, « Sur une iconographie de Medicina catholica (1631) de Robert Fludd : l’invasion du bastion de la santé », dans L’Europe de la Renaissance : Cultures et civilisations, mélanges offerts à Marie-Thérèse Jones-Davies, édités par J.-Cl. Margolin et M.-M. Martinet, Paris, Jean Touzot, 1988, p. 244.