Inconstant et variable.
Le caméléon entre histoire
naturelle et emblématique

- Paul J. Smith
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Fig. 12. L. van Haecht, Mikrokosmos, 1579

Fig. 13. J. Hoefnagel, Chameleonte mutabilior, v. 1580

Fig. 14. M. Merian l’Ancien, Chamæleon. Cinereus verus, 1650

On trouve un autre exemple curieux dans les albums emblématiques manuscrits de Joris Hoefnagel (1542-1600), qui traitent de l’histoire naturelle en classant selon les quatre éléments. Traditionnellement, le caméléon appartient à l’air, ce dont témoigne le frontispice du Mikrokosmos. Parvus Mundus (fig. 12), un livre d’emblèmes datant de 1579, réalisé par Laurens van Haecht. Sur ce frontispice, les quatre éléments sont ainsi symbolisés : le caméléon représente l’air, la salamandre le feu, la taupe la terre, et le poisson l’eau. Or, dans son album, Hoefnagel place le caméléon dans la section consacrée à la terre (fig. 13). Cet emblème reproduit deux caméléons, dont le premier ressemble beaucoup à celui de Gheeraerts (ou de Gessner), à cette seule différence près : il attrape un insecte à l’aide de sa langue protractile. L’illustration correspond, en cela, au discours zoologique moderne, ce qui explique pourquoi le caméléon n’a pas été placé parmi les animaux aériens. Toutefois, elle est contredite par les citations latines ajoutées par Hoefnagel. La première, prise dans Ovide, souligne que le caméléon ne vit que de l’air, et l’autre, extraite de l’œuvre du poète Palingène (Palingenius ; Pier Angelo Manzolli [ca. 1500-avant 1551]) – son Zodiacus Vitae, livre XI, Aquarius – confirme cette assertion :

 

Quis, nisi vidisset pisces habitare sub undis,
Sub limo ranas, salamandras vivere in igne,
Aere chameleonta, et pasci rore cicadas,
Crederet ?
[25]

[Qui, sans l’avoir vu, oserait croire que les poissons habitent sous les flots, les grenouilles dans le limon, les salamandres dans le feu, que les caméléons vivent de l’air, et les cigales de l’herbe ?]

 

Le troisième cas singulier se trouve dans l’encyclopédie zoologique de Jan Jonston, mentionnée plus haut (voir note 15). Sur les quatre caméléons représentés par Jonston, trois s’inscrivent dans la tradition Belon-Gessner-Gheeraerts (fig. 14) : les deux premiers sont tirés de l’œuvre zoologique d’Aldrovandi, mais clairement remodelés sur ceux de Belon, Gessner ou Gheeraerts ; le troisième est, quant à lui, directement repris de l’illustration de Gheeraerts. On constate encore une fois que le principe d’imitation sélective n’est pas seulement applicable dans le domaine des arts et des lettres, mais aussi dans celui des sciences naturelles.
       Ces exemples montrent combien les illustrations scientifiques et artistiques se sont entremêlées, et cela jusqu’au XVIIe siècle. Ce constat s’applique également aux textes : dans leurs sommes encyclopédiques, Gessner et Aldrovandi ne mentionnent pas seulement les faits de la nature, ils consacrent aussi une section entière aux « Emblemata », parmi lesquels ceux d’Alciat, et notamment son In Adulatores.
       Tout ceci nous ramène à l’édition d’Alciat, imprimée par Plantin en 1577, qui est, on l’a déjà constaté, la première présentant une image réaliste du caméléon. La forme de la tête de l’animal ainsi que l’arrière-plan indiquent que la source directe n’est pas ici Belon ou Gessner, mais Gheeraerts [26]. Il est probable que Plantin a joué un rôle dans le choix de celle-ci comme modèle d’illustration. Ayant pris part à la vente des Warachtighe fabulen der dieren, puis de l’Esbatement moral, dont il a aussi imprimé la traduction latine, il était bien placé pour constater que l’image de Gheeraert était, du point de vue d’un réalisme zoologique, très supérieure aux illustrations traditionnelles des éditions d’Alciat parues jusqu’à ce jour [27]. Sans doute Plantin est-il donc responsable de la diffusion de cette représentation du caméléon, plus correcte en termes d’anatomie, dans les éditions d’Alciat après 1577.

 

Epilogue : « Toujours (…) la comparaison cloche »

 

Avec le développement d’une connaissance plus scientifique de l’animal, la symbolique emblématique du caméléon tombe en déclin à la fin du XVIIe siècle. C’est ce que révèle la toute dernière édition française des cuivres de Sadeler, le recueil Les Fables d’Esope, gravées par Sadeler, publié en 1743 [28]. L’auteur anonyme [29], qui illustre parfaitement ce « désenchantement du monde », dont Max Weber situe l’origine à l’époque des Lumières, rejette la symbolique moralisatrice séculaire de cet emblème. Le verdict est prononcé par l’animal lui-même dans une amusante prosopopée :

 

Le Caméléon

C’est moins une Fable, qu’un symbole ; mais la planche en étant gravée depuis long-tems, il a fallu en faire usage.

Des gens passoient, & voyant un Caméléon : Tenez, dit l’un aux autres, vous voyez bien cet Animal, vraye image du parasite. Allez vous promenez, leur dit l’Animal offensé, avec votre image. Je ne vais piquer la table de personne, & je sçais me renfermer chez moi. En plus, si ma peau diaphane prend la couleur que je veux, je ne le fais pour plaire ni déplaire à qui que ce soit, & je ne prétend[s] tromper personne ; ainsi, Messieurs, trêve de similitude. Laissez le monde comme il est, & passez votre chemin.

SENS MORAL,

Toujours chez les humains (soit dit sans nul reproche)
Soit en mal, soit en bien la comparaison cloche.

 

Le « sens moral » de cette fable est une anti-morale, qui se désavoue elle-même. Ces vers auto-ironiques donnent le coup de grâce à la symbolique séculaire de l’animal, et peut-être au genre emblématique en général.

 

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[25] Palingenius, Zodiacus Vitae, Rotterdam, Johannes Hofhout, 1722, p. 368, v. 641-644.
[26] Cela correspond au constat d’Ashworth, « Marcus Gheeraerts and the Aesopic Connection », Op. cit., pp. 135-136.
[27] Voir K. L. Bowen et D. Imhof, Christopher Plantin and Engraved Book Illustrations in Sixteenth-Century Europe, Cambridge, Cambridge UP, 2008, pp. 294-300.
[28] Les Fables d’Esope, gravées par Sadeler, avec un discours préliminaire & les Sens Moraux en Distiques. Edition toute différente de la premiere, Paris, Thiboust, 1743, pp. 11-12.
[29] Probablement Henri-François d’Aguesseau, Maréchal de France (1668-1751). Sur ce livre et son auteur, voir notre article « Cognition in Emblematic Fable Books », Op.. cit., pp. 179-183.