Le reflet de Méduse. Le rapport entre
photographie et texte dans Bruges-la-Morte
de Georges Rodenbach

- Valery Rion
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Fig. 1. G. Rodenbach, Bruges-la-Morte


Fig. 2. G. Rodenbach, Bruges-la-Morte


Fig. 3. G. Rodenbach, Bruges-la-Morte


Fig. 4. G. Rodenbach, Bruges-la-Morte

La photographie au service d’une illustration symbolique

 

       « Un paysage quelconque est un état de l’âme » [15]. Cet aphorisme célèbre du philologue genevois Henri Frédéric Amiel s’applique dans une certaine mesure au roman de Georges Rodenbach et à son paysage urbain. En effet, la photographie est un moyen pour l’auteur de rendre compte du « paysage intérieur » du héros Hugues Viane. Rodenbach lui-même évoque explicitement cette « contamination » entre la cité et l’esprit du protagoniste en reprenant les termes d’Amiel à propos du paysage urbain brugeois :

 

Nous entrons en elles, tandis qu’elles pénètrent en nous. Les villes surtout ont ainsi une personnalité, un esprit autonome, un caractère presque extériorisé qui correspond à la joie, à l’amour nouveau, au renoncement, au veuvage. Toute cité est un état d’âme, et d’y séjourner à peine, cet état d’âme se communique, se propage à nous en un fluide qui s’inocule et qu’on incorpore avec la nuance de l’air (p. 193, nous soulignons).

 

Paul Gorceix relève que l’« ambition [de Rodenbach] ici, c’est de suggérer les accords secrets, le réseau caché des correspondances, qui rapprochent jusqu’à se confondre une ville et un homme » [16]. Cette relation spirituelle entre les deux entités se vérifie notamment du point de vue du rapport entre texte et images. En effet, l’incipit du roman est lui-même surplombé d’un cliché (p. 51) occupant la moitié de la page et montrant un paysage de Bruges avec des maisons se reflétant dans un canal, avec le pont du Béguinage [17] en arrière-plan (fig. 1).
      Le texte, occupant l’autre moitié de cette page, présente le héros, Hugues Viane, et sa volonté de sortir dans les rues de Bruges (fig. 2). Trois pages plus loin, on retrouve le même cliché mais sous une perspective différente ; le point de vue est plus proche du pont (p. 55) (fig. 3). La série d’images duplique la narration. En effet, après nous avoir dit immédiatement à la suite de la première image qu’« Hugues Viane se disposa à sortir » (p. 51), Rodenbach explique quelle est la situation douloureuse du héros qui résulte de la tragique perte de sa femme morte quelques années auparavant. Suite à cette digression sur le passé du protagoniste, Rodenbach revient en somme au début en écrivant : « il se décida pourtant à sortir » (p. 54). Ces deux assertions sont peu ou prou semblables ; l’auteur réutilise l’image qui ouvre le roman, mettant en exergue tant du point de vue de l’image que de celui du texte, le caractère cyclique et ennuyeux de la vie d’Hugues qui essaie de noyer son chagrin dans les canaux de Bruges lors de ses promenades dans la Venise du Nord. Ses journées et ses déambulations urbaines, décrites à l’imparfait itératif, sont répétitives [18] :

 

Hugues Viane se disposa à sortir, comme il en avait l’habitude quotidienne à la fin des après-midi. Inoccupé, solitaire, il passait toute la journée dans sa chambre (…). Il lisait un peu : des revues, de vieux livres ; fumait beaucoup, rêvassait à la croisée ouverte par les temps gris, perdu dans ses souvenirs. Voilà cinq ans qu’il vivait ainsi, depuis qu’il était venu se fixer à Bruges, au lendemain de la mort de sa femme (pp. 51-52).

 

En outre, les images reflètent les errances d’Hugues au sein de Bruges et répètent la vacuité de la vie du héros puisqu’aucun personnage ne figure jamais sur les photographies [19]. La cité flamande est complètement dépersonnalisée : « Tandis qu’alternent les murs, les tours et les eaux, un espace vide débouche sur un autre espace vide » [20]. Cette vacuité des images du roman de Rodenbach leur donne une valeur auratique. La notion d’aura que W. Benjamin attribue à certaines images est repensée par G. Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde :

 

Proche et distant à la fois, mais distant dans sa proximité même : l’objet auratique suppose donc une façon de balayage ou d’aller et retour incessant, une façon d’heuristique dans laquelle les distances – les distances contradictoires – s’expérimenteraient les unes les autres, dialectiquement. L’objet lui-même devenant, dans cette opération, l’indice d’une perte qu’il soutient, qu’il œuvre visuellement : en se présentant, en s’approchant, mais en produisant cette approche comme le moment ressenti « unique » (einmalig) et tout à fait « étrange » (sonderbar) d’un souverain éloignement, d’une souveraine étrangeté ou extranéité. Une œuvre de l’absence allant et venant, sous nos yeux et hors de notre vue, une œuvre anadyomène de l’absence [21].

 

L’objet auratique manifeste donc dans sa présence une absence fondamentale. Ce paradoxe dialectique, essence même de l’aura au sens où l’entendent Benjamin et Didi-Huberman, font signe pour nous face aux photographies de Bruges-la-Morte. Pourtant, Benjamin définit la modernité par le déclin de l’aura. Selon lui, les œuvres modernes, et a fortiori les photographies qui naissent d’un procédé technique permettant la reproductibilité de masse, perdent leur aura. Georges Didi-Huberman résume ainsi cette idée :

 

Et c’est bien en termes de déclin de l’aura que la modernité va recevoir ici sa définition la plus notoire, celle qui met en avant le « pouvoir de la proximité » consécutif à la reproductibilité et à la possibilité, extraordinairement élargie depuis l’invention de la photographie, de manipuler les images [22].

 

Il semble bien pourtant y avoir dans l’expérience de Rodenbach, non pas une destruction, mais un renouvellement des images auratiques à partir d’un matériau éminemment moderne, la photographie, qui devrait d’après Benjamin contribuer à détruire l’aura. Lorsque, Didi-Huberman utilise l’adjectif « anadyomène », il fait référence au personnage de Vénus qui sort de l’eau ; et c’est bien ici le reflet de Vénus que l’on voit se projeter dans les canaux de Bruges, mais le reflet d’une vénus méduséenne : Jane, une actrice qu’Hugues rencontre par hasard et dont il tombe immédiatement amoureux, est le reflet de la femme défunte d’Hugues, puisqu’elle lui ressemble trait pour trait, portant sur son apparence la trace de l’absence, de la mort.
      Rodenbach n’hésite pas à anthropomorphiser la Venise du Nord afin d’accentuer davantage encore l’analogie entre les états d’âmes d’Hugues et la peinture de la ville :

 

Et le trop-plein des gouttières avait beau dégouliner, le tunnel des ponts suinter des larmes froides, les peupliers du bord de l’eau frémir comme la plainte d’une frêle source inconsolable, Hugues n’entendait plus cette douleur des choses ; il ne voyait plus la ville rigide et comme emmaillotée dans les mille bandelettes de ses canaux (p. 125).

 

L’atmosphère lugubre propre à la cité est tout à fait palpable dans cet extrait. La ville pleure des « larmes froides », émet des plaintes et paraît comme momifiée : elle est sinistre, défunte – comme le souligne le titre – et seule la mort peut survenir. A nouveau se dessinent des similitudes entre les représentations méduséennes de la ville et du personnage de Jane. C’est d’ailleurs la mort qui survient, lorsqu’Hugues se rend compte que la ressemblance entre Jane et sa femme morte se limite à l’apparence physique alors qu’il croyait à une forme de résurrection métempsycosiste de sa bien-aimée [23]. Cet espoir déçu, le décalage de personnalité entre Jane et la morte, le fait que Jane se moque d’une représentation picturale de la défunte et profane la chevelure qu’Hugues respectait et conservait à l’égal d’une relique, tous ces éléments poussent le protagoniste à commettre un meurtre, résultat de cette fatale similitude d’apparence entre ses deux amantes. C’est au moment où Hugues prend conscience que Jane n’est pas sa femme et que cette dernière est définitivement perdue, au moment où le charme de l’illusion est rompu qu’il tombe dans une folie meurtrière et assassine Jane. Tout se passe comme si Méduse et son visage de mort apparaissait enfin distinctement à Hugues dans le reflet des canaux brugeois. La capacité de Méduse à prendre le visage de l’être aimé que l’on retrouve dans le Faust de Goethe rejoint le personnage de Jane :

 

Méphistophélès – Laisse cela ! Personne ne s’en trouve bien. C’est une figure magique, sans vie, une idole. Il n’est pas bon de la rencontrer ; son regard fixe engourdit le sang de l’homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse ? Faust – Ce sont vraiment les yeux d’un mort, qu’une main chérie n’a point fermés. C’est bien là le sein que Marguerite m’abandonna, c’est bien le corps si doux que je possédai ! Méphistophélès – C’est de la magie, pauvre fou, car chacun croit y retrouver celle qu’il aime. Faust – Quelles délices !… et quelles souffrances ! Je ne puis m’arracher à ce regard. Qu’il est singulier, cet unique ruban rouge qui semble parer ce beau cou… pas plus large que le dos d’un couteau ! Méphistophélès – Fort bien ! Je le vois aussi ; elle peut bien porter sa tête sous son bras ; car Persée la lui a coupée [24].

 

Durant la nuit de Walpurgis, Méduse prend l’apparence de Marguerite, ce qui trompe le Docteur Faust. C’est Méphistophélès qui le rend attentif à cette ressemblance magique et artificielle semblable à celle de Jane avec la morte [25].

 

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[15] Henri Frédéric Amiel, 31 octobre 1852, Journal intime, édition intégrale publiée sous la direction de B. Gagnebin et P. M. Monnier, t. II, Lausanne, L’Age d’Homme, 1978, p. 295.
[16] P. Gorceix, Georges Rodenbach (1855-1898), Paris, Champion, 2006, p. 135.
[17] D. Grojnowski, « dossier », dans Georges Rodenbach, Op. cit., p. 314.
[18] Ce procédé peut être rapproché de l’ennui flaubertien, en particulier celui d’Emma Bovary.
[19] Exception faite de la page 159, qui représente un dessin (et non une photographie) sur lequel on voit des béguines, des religieuses. Le fait qu’elles soient les seuls personnages représentés, alors que la religion suppose d’elles, notamment par l’obligation de la prise d’habits, une forme de dépersonnalisation, est également révélateur (fig. 4).
[20] D. Grojnowski, Photographie et langage, éd. cit., p. 104.
[21] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Op. cit., p. 104.
[22] Ibid., p. 109.
[23] La croyance d’Hugues Viane dans la revenance de son épouse permet de rattacher ce roman à la tradition du personnagede la morte amoureuse, extrêmement prégnant au XIXe siècle. Voir à ce sujet, Jean Rousset, « Des messages qui viennent de l’Invisible : la morte-vivante », dans Passages échanges et transpositions, Paris, Corti, 1990. Pour une inscription de ce personnage dans le champ plus large que constitue le personnage fantomatique voir Daniel Sangsue, Fantômes, esprits et autres morts-vivants. Essai de pneumatologie littéraire, Paris, Corti, 2011, notamment le chapitre 3 : « Pour une typologie du personnage fantomatique » et le chapitre 8 : « Pourquoi apparaissent-ils ? ».
[24] Goethe, Le Faust de Goethe, traduit par Gérard de Nerval, éd. Lieven D’hulst, Fayard, 2002, pp. 258-259.
[25] On peut replacer Bruges-la-Morte dans un réseau intertextuel plus large. En effet, cette thématique de la ressemblance utilisée pour faire « revenir » un personnage féminin défunt ou devenu âgé se retrouve notamment dans le roman intitulé Le Fantôme de Paul Bourget, dans Fort comme la mort de Maupassant et dans « Morella » d’Edgar Allan Poe. Sur le rapport entre ces trois textes, voir Daniel Sangsue, Fantômes, esprits et autres morts-vivants. Essai de pneumatologie littéraire, Op. cit., pp. 558-561. On peut également penser plus tard à Aurélien d’Aragon et à la ressemblance de Bérénice avec l’Inconnue de la Seine, morte noyée. Cette ressemblance place d’emblée l’amour sous le sceau du deuil.