Du spectaculaire au brouillage des signes :
Les représentations littéraires et
iconographiques du fou au XVIIe siècle

- Françoise Poulet
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      Cette multitude de symboles signifiant aux yeux de tous la folie de celui qui les porte tranche avec le « dénuement » [8] qui caractérisait le fou médiéval, selon Jean-Marie Fritz. Dans la littérature du XIIe siècle, on distingue un « fou urbain » (Tristan) qui, attaché à une cour princière, simule la folie, et un « fou sauvage ou sylvestre » (Yvain), dont l’esprit est réellement troublé : celui-ci, au moment de son entrée en folie, se défait de ses vêtements, de ses cheveux et même de son langage ; il rejoint l’espace de la forêt pour y vivre en la seule compagnie des bêtes [9]. Toutefois, ce « dénuement » montre tout autant la folie de celui qu’il caractérise que les multiples accessoires précédemment évoqués, mais en choisissant la voie de l’absence plutôt que celle de la sur-représentation : nudité, pilosité et mutisme permettent à l’observateur du fou de l’identifier comme tel lorsqu’il croise son errance sylvestre. Bien que les signes et les emblèmes de la déraison ne soient pas aussi codifiés qu’ils le seront à la fin du Moyen Age et à la Renaissance, d’autres symboles de la folie peuvent s’ajouter à ceux que nous venons de citer, telle la massue, ancêtre probable de la marotte. Aussi le chevalier s’attache-t-il, au moment de sa guérison, à effacer les marques de son ensauvagement en revêtant son armure et en reprenant l’apparence d’un gentilhomme courtois et civilisé.
      Les représentations spectaculaires de la folie renaissante perdurent-elles dans les œuvres iconographiques et narratives de l’âge classique ? Les accessoires mentionnés par Maurice Lever sont encore fréquemment attribués aux personnages de bouffons que l’on rencontre dans les ballets et les divertissements de cour. Généralement muettes, ces figures ne peuvent signifier leur déraison aux spectateurs qu’au moyen de leurs costumes, de leurs attributs, de leurs danses et gesticulations bouffonnes. Les recueils de Ballets et mascarades de cour collectés par le bibliographe Paul Lacroix [10] nous fournissent plusieurs descriptions de personnages insensés : Le Grand Ballet des Effects de la Nature (1632), dont le livret est de Guillaume Colletet, réserve par exemple une entrée à « un fol de village ou batteur de sonnettes », vêtu « de gris, de jaune et de vert, le capuchon sur la teste de mesme couleur, et la marotte en main », qui danse « sur un air aussi bouffon que ses desmarches [sont] extravagantes » [11]. Cette danse plaisante, qui marque un changement de registre par rapport aux festivités nuptiales qui la précédaient, est en outre accompagnée par des hautbois jouant un air qui tranche avec elle [12]. Dans la troisième entrée du Ballet du Roy ou la vieille Cour (1635), un docteur servant de plaisant au Prince du ballet quitte sa robe noire pour exécuter une danse ridicule en « habit de bouffon » [13]. Entrent par la suite, dans la onzième entrée, deux folles et un fou, attachés au service de la Princesse du ballet :

 

[…] les deux premiers representez par les sieurs Sainctot le jeune et Henault, en habits mi-partie de verd et jaune, couverts de plumes de mesmes couleurs ; le troisiesme par le sieur Le Camus, coiffé d’un tambour de basque et d’un moulinet, le reste à l’avenant [14].

 

      Intervient également dans ce ballet le « fol de la feste, coiffé de cartes et tarots, vestu de vert, avec force queues de renard, et sonnettes aux jambes », dont le personnage est tenu par le sieur de La Lane, « avec une danse respondant à ses habits » [15]. Comme on le voit, les auteurs des livrets ne se contentent pas de reprendre les attributs traditionnellement associés à la folie ; ils savent faire preuve d’inventivité, notamment au niveau des couvre-chefs prêtés aux bouffons : dans Le Ballet des Ecervelez, composé par Guillaume Colletet en 1633, « l’avant-coureur des écervelez » est « coiffé d’un moulin à vent », tandis que dans Le Ballet du Bureau d’Adresses (1640), la dix-septième entrée fait apparaître un « hypocondre coiffé d’une cruche », qui est ensuite « chassé pour ses extravagances, et sa cruche cassée » [16]. Les ballets de cour font également la part belle aux figures allégoriques de la folie, immédiatement identifiables par le spectateur lettré, au premier rang desquelles l’on rencontre Momus, bouffon de l’Olympe : il prend notamment place, en compagnie de son cortège, dans Le Ballet de l’Harmonie (1632) et Le Ballet de Psyché ou de la Puissance de l’amour (1656) [17].
      L’ensemble de ces divertissements participe à la vogue des ballets burlesques qui animent la cour, Paris et la province à partir des années 1620 [18]. Les danses ridicules des fous emportent alors les faveurs d’un large public, aristocrate ou bourgeois, comme en témoignent les nombreux ballets qui convoquent ce type de personnages : Le Ballet de la Folie des folles (1605), Le Ballet des Fols (1620), Le Ballet des Fols aux dames, dansé aux Marais du Temple (1627), Le Ballet de l’Extravagant (1631), Le Ballet des Petites-Maisons (v. 1640) [19], etc. Les grands seigneurs du royaume n’hésitent pas à s’affranchir, le temps du spectacle, de la dignité attachée à leur rang pour revêtir le costume du bouffon et danser son rôle grotesque : Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, semble s’être spécialisé dans ce type de rôles, tandis que le roi lui-même n’aurait pas dédaigné ce passe-temps [20]. Comme de nombreuses études l’ont déjà montré [21], la dimension spectaculaire qui caractérise ce type de divertissements auliques vise à conforter et à consolider l’autorité du pouvoir royal : à ce titre, la lisibilité transparente des costumes et des dispositifs participe de l’attribution d’une place bien délimitée à chacun, selon une hiérarchie reflétant l’image des positions sociales [22].
      Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la comédie-ballet accordera elle aussi une grande place aux personnages de bouffons. Dans Les Amants magnifiques, divertissement représenté à Saint-Germain-en-Laye en février 1670, Molière joue le rôle du « plaisant de cour » Clitidas. L’Inventaire dressé après sa mort décrit en ces termes l’habit du fou :

 

[…] consistant en un tonnelet, chemisette, un jupon, un caleçon et cuissards, ledit tonnelet de moire verte, garni de deux dentelles or et argent, la chemisette de velours à fond d’or, les souliers, jarretières, bas, festons, fraise et manchettes, le tout garni d’argent fin […] [23].

 

      Ce riche costume signale la folie de celui qui le porte par sa couleur verte, mais aussi par son caractère démodé, qui évoque à la fois l’habit à l’antique et la mode du siècle passé (avec sa « fraise »). De la fin du Moyen Age au XVIIe siècle, on rencontre également des fous et des « hommes sauvages » – image médiévale de la folie – dans les défilés organisés à l’occasion des entrées royales dans les grandes villes du royaume. Jacques Heers mentionne par exemple la présence d’« ung fol chevauchant sur ung cheval a quatre piés, a maniere d’ung singe » [24], dans le cortège accompagnant Louis XI lors de son entrée solennelle à Paris, en 1461.
      Néanmoins, les représentations de la folie que l’on trouve dans les divertissements de cour ne se contentent pas toutes de reprendre telles quelles les codifications héritées du Moyen Age et de la Renaissance. En effet, certains ballets montrent que les signes de la déraison tendent aussi à s’incarner au travers de figures littéraires bien connues des spectateurs lettrés : les attributs stéréotypés du fou – coqueluchon, grelots et marotte – sont alors abandonnés au profit de signes moins conventionnels, qui ne sont déchiffrables qu’en passant par le détour des œuvres fictionnelles auxquelles ils sont liés.

 

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[8] J.-M. Fritz, Le Discours du fou au Moyen Age (XIIe-XIIIe siècles), Paris, PUF, 1992, p. 108.
[9] Ibid., pp. 22-35. Voir également M. Laharie, La Folie au Moyen Age (XIe-XIIIe siècles), Paris, Le Léopard d’Or, 1991 et L. Borràs Castanyer, « La maladie amoureuse dans les images et les textes », Actes Eros-Pharmakon, Ri.L.Un.E, n° 7, 2007, pp. 295-313.
[10] P. Lacroix, Ballets et mascarades de cour de Henri III à Louis XIV (1581-1652) [1868-1870], Genève, Slatkine Reprints, 1968, 6 t.
[11] Ibid., t. IV, pp. 197-198.
[12] Voir M. M. McGowan, L’Art du ballet de cour en France (1581-1643), Paris, Ed. du CNRS, « Le Chœur des Muses », 1978, p. 166.
[13] P. Lacroix, Ballets et mascarades de cour de Henri III à Louis XIV, Op. cit., t. V, p. 60.
[14] Ibid., p. 62.
[15] Ibid., p. 64.
[16] Ibid., t. IV, p. 323 et t. VI, p. 26.
[17] Ibid., t. IV, pp. 207-219. Voir également M.-Fr. Christout, Le Ballet de cour de Louis XIV (1643-1672) : mises en scène [1967], Paris, Picard, « Centre National de la Danse », 2005, p. 86.
[18] M. M. McGowan, L’Art du ballet de cour en France (1581-1643), Op. cit., pp. 78-79. Voir également Ph. Hourcade, Mascarades et ballets au Grand siècle (1643-1715), Paris, Desjonquères, « Centre national de la danse », 2002 et Ballets burlesques pour Louis XIII. Danse et jeux de transgression (1622-1638), textes établis, annotés et présentés par M.-Cl. Canova-Green et Cl. Nédelec, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 2012, t. II.
[19] Voir la table générale des ballets et mascarades fournie par P. Lacroix, Ballets et mascarades de cour de Henri III à Louis XIV, Op. cit., t. I, pp. XXVII-XXXIII.
[20] M.-Fr. Christout, Le Ballet de cour de Louis XIV (1643-1672), Op. cit., p. 26.
[21] Voir, entre autres, J.-M. Apostolidès, Le Roi-machine : spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1981 ; L. Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981 et M.-Cl. Canova-Green, La Politique-spectacle au Grand Siècle : les rapports franco-anglais, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, « Biblio 17 », 1993.
[22] Voir le costume bigarré, rouge, vert et jaune, les grelots, la marotte et le coqueluchon des demi-fous du Ballet des fées de la forêt de Saint-Germain (1625), dont l’illustration est reproduite dans M.-Fr. Christout, Le Ballet de cour au XVIIe siècle : iconographie thématique / The Ballet de Cour in the XVIIth Century, Genève, Minkoff, 1987, p. 95.
[23] Inventaire après décès de Molière, dans Molière, Œuvres complètes, textes établis, annotés et présentés par G. Forestier et Cl. Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, t. II, p. 1150.
[24] J. Heers, Fêtes des fous et Carnavals [1968], Paris, Fayard, 1997, p. 158.