Chutes d’Histoire(s) du cinéma dans le livre
de Jean-Luc Godard (Gallimard, 1998)

- Anne-Cécile Guilbard
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      Il me faut, avant de parler de l’œuvre de Jean-Luc Godard, spécifier d’où je parle, car je ne viens pas du cinéma, je veux dire de ses études, de sa critique, de son mode de pensée. Je viens de la photographie – image fixe, enregistrement lié au réel, signe continu sourd muet, si scrupuleuse dans son innocence quand on travaille à la trahir pour la faire parler –, et de la littérature, en prose – déroulement stable de signes formant pensée à lire, et travail du signifiant qui donne, aussi, à penser.

      La question qui est la mienne, ici, est comment un art aussi complexe que le cinéma, qui combine images mouvantes d’enregistrement et son, dans la durée [1], peut « tomber » dans un livre, fixe et sourd, qu’on doit feuilleter à la lumière ; comment l’opus de Godard, « chef d’œuvre du montage godardien » selon Jacques Aumont [2] et qui porte sur le cinéma, se retrouve démonté et remonté dans un livre ? Que peut-il rester d’une œuvre qui, selon Raymond Bellour, parvenait à « soustraire l’écriture elle-même à sa lisibilité propre pour en faire l’objet d’un visible-lisible, que garantit sa plasticité in vivo dans le temps d’inscription et de défilement […] » [3] ?
      Si, comme on le sait, le cinéma de Godard est celui où circulent, omniprésents, nombre de livres [4], comment un livre, fait d’inscriptions de texte et d’images fixes [5], peut-il prétendre à porter le même titre que l’œuvre audiovisuelle, c’est-à-dire offrir cette pensée du cinéma indissociable de son fonctionnement propre ?

      Quelques mots d’abord sur ce qui n’est pas un film, pour commencer, mais huit « émissions » [6] : un travail de vidéo sur le cinéma (pour Godard, la vidéo relève de la critique, c’est son essence, ou son devoir [7]).
      Le projet d’Histoire(s) du cinéma vient d’un cycle de conférences données en 1978 à Montréal, qui ne trouvera son achèvement qu’en 1998 avec la diffusion du quatrième couple d’épisodes (4A « Le contrôle de l’univers » et 4B « Les signes parmi nous »). Vingt ans donc pour achever l’œuvre, durée due autant à la vie qui va et à ses tâches diverses qu’aux épineuses questions de droit qu’a suscitées pour Gaumont cette œuvre entièrement composée de citations visuelles, sonores, textuelles.
      Somme considérable, l’œuvre entend raconter, ou plutôt réfléchir l’histoire du cinéma et en même temps toutes les histoires du cinéma, y compris celles que le cinéma n’a pas produites. De là dans le titre son absence de déterminant (ni une ni des ni la ni les), et son pluriel entre parenthèses.
      Le « kaléidoscope doté de conscience » du flâneur baudelairien est bien souvent cité dans les commentaires de l’œuvre [8], mais la violence des chocs est ici maîtrisée, conduite – c’est-à-dire aussi bien renforcée – par le montage et le son. Comme Barthes, on peut juger le cinéma fasciste [9] en raison de sa durée imposée (il y a toujours dans le film au cinéma, à l’égard du spectateur, quelque chose de la torture d’Alex dans Orange Mécanique). Ici, cependant, la panique suscitée par la submersion de signes a la vertu de forcer à la résistance, à la révolte du spectateur qui se voit contraint de réclamer du temps pour penser devant la force démultipliée des discours qui l’assiègent. A ce titre, le fait que Histoire(s) du cinéma relève dans son principe de la vidéo et non, justement, du cinéma, c’est-à-dire du téléviseur récepteur et non de l’écran de projection, ramène l’œuvre à un destinataire qui n’est peut-être pas le spectateur cinéphile (qui sait et peut penser au cinéma, avec le cinéma) mais le regardeur d’images ou le lecteur (qui ne sait pas penser hors de sa propre durée, à distance du défilement et de l’emprise du son, et qui l’arrête au besoin : fonction « arrêt sur image » du DVD ; celui qui veut, qui ne peut que « relire », « regarder » [10]). C’est peut-être pour cela que Godard, ainsi, pour ses Histoire(s), ne parle pas de « films », mais d’« émissions ».
      Si la technique vidéo ne diffère au fond de celle du cinéma que par sa simplicité, un peu comme la photo numérique diffère de la photo argentique, Marie-Anne Lanavère énumère ces possibilités de montage de la vidéo que Godard exploite, précise-t-elle, depuis 1975 avec Numéro deux : « incrustations de textes, clignotements, ralentissements, arrêts sur image » [11], la perspective technique est importante car la vidéo livre aux mains d’un seul ce que l’auteur de films de cinéma devait distribuer à plusieurs techniciens. Raymond Bellour signale aussi cette posture d’auteur :

 

Si Godard est avant tout un écrivain, ou comme un écrivain, si cette image [par rapport à celle du peintre ou du musicien] paraît plus entière sans devenir quitte des autres, mais au contraire les rassemble, c’est qu’il s’agit d’abord d’un problème d’énonciation : une posture attachée au langage, ce que seul il permet, lié comme il l’est ici à l’image [12].

 

      La récurrence d’images de la table de montage dans Histoire(s) du cinéma, des outils de l’écriture (la machine à écrire), du cinéma (la caméra), de la photo (l’appareil), en plus de la voix de Godard, performe la visibilité des moyens mêmes de l’œuvre, aussi bien que de l’opérateur qui y adopte ainsi la posture de l’auteur, cette inclinaison manifestée (revendiquée), rendue visible, audible, qui retient l’œuvre dans le champ de son énonciation, en même temps qu’elle est une certaine orientation physique du corps et de la voix, penchés sur l’œuvre, dans l’œuvre [13].
      Cependant, à tous égards, ces instruments d’image, la vidéo, le cinéma, la photographie et même l’écriture, sont employés comme outils de citation. Si l’on voit bien que c’est le fondement des arts de l’enregistrement de reproduire le visible en le manipulant pour le rendre visible (pour paraphraser Klee le peintre), il en va en revanche d’une conception spécifiquement moderne de l’écriture, propre à la relecture de Mallarmé par Blanchot [14], cernée par le dialogisme de Bakhtine, et telle qu’on la retrouve par exemple dans l’écriture de Beckett rappelée par Foucault : « qu’importe qui parle » [15] puisque

 

il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être déjà porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer [16].

 

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[1] Et dans l’expérience du noir d’une salle de projection. Dans La Querelle des dispositifs, paru chez POL fin 2012 au moment de ce travail, Raymond Bellour reprend, de fond en comble et avec l’expérience du cinéma, des images et des mots qui est la sienne depuis L’Entre-images (La Différence, 1990), les questions de dispositif en vogue actuelle dans l’art contemporain : on expose aujourd’hui le cinéma dans les musées. C’est un aspect collatéral, un seul exemple, particulier (le cinéma dans un livre), qui nous occupe ici.
[2] J. Aumont, Amnésies, Paris, POL, 1999.
[3] R. Bellour, « L’autre cinéaste : Godard écrivain », dans L’Entre-images 2, POL, 1999, p. 126.
[4] Raymond Bellour en fait la première modalité des quatre qui lent le texte et l’image dans l’œuvre. Viennent ensuite la citation, le texte cadré dans un plan, et enfin les voix (Ibid., p. 121)
[5] Jean-Luc Godard a déjà publié, chez POL en 1996, deux « livres-phrases » que sont JLG/JLG et For Ever Mozart. A la question de Pierre Assouline sur ces « deux petits livres (…) ; c’est quoi au juste ? » Il répond : « Pas des livres. Plutôt des souvenirs, sans les photos et les détails sans intérêt : "La voiture arrive…". Que des phrases prononcées. Ça donne comme un petit prolongement. On y trouve même des choses qui ne sont pas dans le film, ce qui est assez fort pour un souvenir. Ces livres ne sont ni de la littérature ni du cinéma. Des traces d’un film, proches de certains textes de Duras », dans Lire n°255, mai 1997. Repris dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Seuil/Cahiers du cinéma, 1998, vol. 2, p. 436.
La reproduction d’images dans Histoire(s) du cinéma confère évidemment aux volumes un statut très différent, c’est-à-dire sollicite une expérience de lecture très différente. On notera cependant que le souvenir, conçu dans les traces verbales du film, contient déjà des phrases qui n’y ont pas eu lieu.
[6] Voir l’entretien avec Alain Bergala et Serge Toubiana dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Op. cit., vol. 2, p. 361.
[7] Entretien avec Jonathan Rosenbaum. « J. R. – il n’est pas reconnu juridiquement que les films et les vidéos puissent être de la critique. JLG. : C’est la seule chose que la vidéo puisse être – et doive être », Trafic n°21, printemps 1997, p. 17.
[8] Celui de Céline Scemama, par exemple, Histoire(s) du cinéma : la force faible d’un art, Paris, L’Harmattan, 2006.
[9] Voir R. Barthes, « En sortant du cinéma », Communications n°23, 1975, pp. 104-107. Et à l’opposé de Barthes, Deleuze : « Il y a des images de la pensée débiles. Quelqu’un qui vous dit : oh, le cinéma ça m’embête parce que je ne peux pas penser ce que je veux, c’est quand même qu’il se fait de la pensée une image débile. Généralement, l’idéal de la pensée, c’est précisément de ne pas penser ce qu’elle veut, c’est-à-dire d’être forcée de penser quelque chose. Un tableau, bon, un Rembrandt, vous ne pouvez pas penser ce que vous voulez, c’est très regrettable mais c’est comme ça. Très regrettable mais, si vous voulez penser ce que vous voulez, ben, je sais pas comment vous pourriez faire. Mais je sais pas d’ailleurs comment on peut faire, pour penser ce qu’on veut. C’est la nature de la pensée qu’on ne puisse pas pouvoir penser ce qu’on veut. Mais enfin, les images mouvantes se substituent à mes propres pensées, ben ça c’est pas mal après tout, ça fait pas de mal, ça fera pas de mal à Duhamel. Voilà… ! » (cours du 30 octobre 1984, Op. cit.).
[10] Celui qui aime la boucle du DVD dans l’exposition du cinéma qui n’est ainsi pas le cinéma. Voir R. Bellour, La Querelle des dispositifs. Cinéma-Installations, expositions, Op. cit.
[11] M.-A. Lanavère, « Histoire(s) du cinéma Episode 1B Une histoire seule », Encyclopédie Nouveaux Médias.
[12] Pp. 119-120.
[13] Le romancier Hervé Guibert recherchait ainsi, tendant à l’autofiction le miroir aux alouettes de sa définition, « des postures de récit dangereuses pour [lui] » (L’Homme au chapeau rouge, Paris, NRF-Gallimard, 1992, p. 162).
[14] Raymond Bellour remarque ainsi, concernant le travail de la télévision de Godard qui accomplit l’utopie d’un autre cinéma (c’est-à-dire non pas autre chose mais autrement comme le précisait Daney), qu’« une telle attitude, là encore, est analogue à celle qui a poussé Mallarmé, ouvertement, vers une conception du Livre orientée par le développement du Journal. Non seulement par rapport à l’événement, ses lignes de fuite, sa valeur dispersive, mais jusque dans la conception de sa typographie, des variétés de caractères et des espacements. Un coup de dés, ce "livre à venir", doit beaucoup au présent du Journal » (L’Entre-images 2, Op. cit., p. 118).
[15] M. Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Dits et écrits I. 1954-1969, édité par F. Ewald et D. Defert, Paris, Gallimard, 1994 [1969], pp. 811-812.
[16] S. Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953 [1949], p. 213.