Les simulations perceptives et l’analyse
kinésique dans le dessin et dans l’image
poétique

- Guillemette Bolens
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Fig. 1. Sempé, L’Enfant au bassin


Fig. 2. Sempé, Apprendre à nager


Fig. 3. Sempé, L’enfant aux barres parallèles


Fig. 4. Sempé, La vague

      Le style ranime la langue et le destinataire recrée son propos. Il faut être deux au moins pour que ça parle. Le style est la manifestation de ce travail dans la matière du langage, il est son souffle. Georges Didi-Huberman propose de « penser le souffle comme un risque poétique dont dépend le destin même de la vérité : à trop ouvrir l’ouvert, on ne produit plus que de la vacuité muette ; à trop densifier la forme, on ne produit plus que de la masse, où Pierre Fédida a vu une dénégation par laquelle "l’humain se fait compact d’un oubli qui affecte non pas sa capacité de parler mais le langage lui-même" en passe de devenir totalitaire [27]. Dire poétiquement ? Travailler le langage pour qu’il s’essouffle et que de cet épuisement s’exhale sa limite même, sa limite pas encore massifiée, fugitivement condensée et montrée : une image » [28].
      Le style ranime la langue. Et il ranime également le regard par les images qu’il lance. Pour le dessinateur, la question est de faire voir les nuances du visible qu’il ou elle porte dans sa vision. Dans L’œil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty écrit : « Or, cette philosophie qui est à faire, c’est elle qui anime le peintre, non pas quand il exprime des opinions sur le monde, mais à l’instant où sa vision se fait geste, quand, dira Cézanne, il "pense en peinture" » [29]. L’œuvre rend compte d’une vision qui prend forme par le croisement d’au moins trois niveaux potentiels de gestes : le geste qui porte la vision de l’artiste ; le geste narré ou dessiné dans l’œuvre ; enfin, le geste simulé par le destinataire de la phrase ou du dessin, qui perçoit et interprète le geste signifié graphiquement ou verbalement. Jean-Jacques Sempé est l’un des plus grands dessinateurs contemporains en ce qu’il possède un style graphique capable de susciter les simulations perceptives les plus fortes et les plus fines avec une économie de traits remarquable. Ses dessins ont un souffle capable de résister par l’humour à toute forme de totalitarisme de la pensée.
      Souvent ses œuvres donnent à voir les nuances de l’interface entre trois aspects que j’ai proposés de distinguer dans Le Style des gestes, à savoir le kinésique, le kinesthésique et le kinétique. Les événements kinésiques relèvent de la relation interpersonnelle à travers les gestes, les postures, le tonus musculaire [30]. Le kinétique concerne les lois de physique, par exemple celle de la gravité : si je lâche un objet, il tombe au sol. Le kinesthésique concerne la sensation du mouvement. Cette sensation n’est pas partageable mais inférable chez autrui en fonction des signes kinésiques qu’elle génère et qui souvent sont compris au moyen du processus cognitif des simulations perceptives, que celles-ci soient conscientes ou inconscientes, spontanées ou délibérées [31].
      Dans L’Enfant au bassin (fig. 1), la situation narrée par le dessin implique une simulation perceptive d’ordre kinétique. Les traits qui entourent le bras droit de l’enfant penché sur le rebord du bassin suggèrent un mouvement répété qui contraste avec l’immobilité de l’eau, marquée par l’absence de vagues. Parce que l’enfant regarde vers un bateau placé vers le milieu du bassin, nous inférons que ses mouvements visent à déplacer le jouet. Ce déplacement serait possible en raison de la physique des ondes propagées par l’eau. Toutefois ici le bras est trop petit et le mouvement trop faible pour générer des ondes capables d’atteindre l’objet. Le récit que nous élaborons (intention du geste et impossibilité que le but se réalise) est fondé sur la même connaissance corporelle qui anime l’enfant lui-même : agiter l’eau pour faire bouger l’objet à distance. Ce rapport d’inférence au sujet des mouvements et des intentions d’un autre humain est en soi d’ordre kinésique, quand bien même le registre d’inférence est kinétique (c’est-à-dire relève des lois de physique). L’image engage notre savoir kinétique par ce qu’elle représente visuellement, et elle réalise par la communication artistique une relation kinésique entre artiste et destinataire de l’œuvre.
      Le dessin suivant représente cette fois une relation kinésique. Un enfant nage vers sa mère (fig. 2). Un humain bouge en relation avec un autre humain et c’est cela que la narration raconte. L’aspect kinétique reste néanmoins présent par les ondes qui se propagent vers l’arrière de l’enfant, nous donnant à imaginer ses mouvements courts et rapides et la distance parcourue, infime mais très importante. L’ombre portée est proche sous le petit corps et fait penser que l’eau est peu profonde. La trajectoire en ligne droite vers la mère assise qui le regarde donne à voir l’enjeu moteur et affectif de cet événement kinésique. Les divers aspects kinétiques (eau peu profonde, espace encadré, trajet court, ensoleillement), ajoutés à la posture attentive et détendue de la mère, créent un climat à la fois intense et rassurant. En quelques traits, Sempé donne à voir la grandeur du quotidien d’un petit qui apprend à nager. Il faut du génie pour cela. Sempé a l’ambition de sa modestie, celle qui fait rire d’émotion.
      Dans le dessin de L’enfant aux barres parallèles (fig. 3), les dimensions de l’espace kinétique de l’image jouent un rôle important dans la simulation introspective du destinataire, qui ressent plus fortement l’exploit psychologique car sensorimoteur de l’enfant suspendu aux barres parallèles [32]. La posture recourbée en arrière et la traction par les bras tendus créent un décalage entre l’immensité de la pièce où l’enfant est minuscule et l’intensité supérieure de l’effort musculaire effectué. Ici comme dans le passage de Shakespeare analysé plus haut, le destinataire active son savoir kinesthésique pour réellement entrer en matière avec le récit de cette image, à savoir un petit qui se lance tout seul dans l’arène de ses capacités sensorimotrices. La relation kinésique entre l’œuvre et le destinataire donne à voir un événement qui se joue dans l’interface entre les sensations kinesthésiques que nous inférons chez le personnage et le rapport de celui-ci à la réalité kinétique du poids corporel et de la gravité, qu’il explore et met en jeu par son geste autonome : il s’exerce tout seul aux barres.
      Pour terminer, le dessin de La vague (fig. 4) met également en image une suspension. Toutefois, elle n’est pas réalisée par la force musculaire mais par la relaxation complète des corps qui se laissent soulever par une grande vague entre le sable et le ciel. La puissance expressive de ce dessin est remarquable. Les simulations perceptives générées relèvent de registres sensorimoteurs et introspectifs multiples. De manière centrale, la sensation de suspension momentanée permise par le mouvement de la vague est identifiée immédiatement par le destinataire qui comprend l’image. La simulation implique donc une temporalité dynamique associée au rythme des vagues. Ensuite, nous engageons notre connaissance perceptive du contact de l’eau par tout le corps et de la sensation de flottement complet liée à une projection vers l’avant, projection anticipée par ce que nous savons du parcours d’une telle vague. La suspension de quelques secondes sur l’arrête de la vague sera suivie de l’enroulement sonore de la crête et de la plongée agréable des enfants. Enfin, ceux-ci sourient et arquent souplement la tête en arrière. Notre inférence est ici introspective, où l’objet de l’introspection est la sensation de plaisir sensorimoteur (tactile, kinesthésique, kinétique par le portage de l’eau), construisant une relation kinésique entre les enfants. Car ceux-ci partagent tous ensemble cette concentration sur leurs sensations qui sont entièrement personnelles tout en étant communes et simultanées.

 

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      Ainsi, les simulations perceptives sont centrales à la compréhension d’images aussi bien littéraires que graphiques. Nous avons vu chez Michaux, Proust et Shakespeare que le processus engage des registres de savoirs sensorimoteurs et introspectifs, où l’effort introspectif peut avoir pour objet les ressentis sensorimoteurs eux-mêmes – comme dans les dessins de Sempé. Et c’est la force du style graphique ou littéraire qui ranime le langage et le regard, nous permettant de recréer les profondeurs de la vision de l’artiste qui pense en gestes et qui nous offre les moyens de développer nos capacités à découvrir de nouveaux accès au réel et à percevoir de façon plus pleine.

 

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[27] P. Fédida, « L’effet de masse », dans Furor 10, 1984, p. 9.
[28] G. Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre : Corps, parole, souffle, image, Paris, Minuit, 2005, p. 76.
[29] M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Préface de Claude Lefort, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1964, p. 60.
[30] Voir aussi G. Bolens, « Les événements kinésiques dans le cinéma burlesque de Buster Keaton et de Jacques Tati », dans Philosophie de l’image, Studia Philosophica, 69, 2010, pp. 143-161. Site Archive Ouverte
[31] Je développe cet aspect de la question dans « Kinesthetic Empathy in Charlie Chaplin’s Silent Films », dans Kinesthetic Empathy in Creative and Cultural Practices, éds. Dee Reynolds et Matthew Reason, Bristol and Chicago, Intellect, 2012, pp. 143-156.
[32] Sur l’impact psychologique de l’expérience sensorimotrice, les questions de l’image corporelle en lien avec le schéma corporel sont importantes (voir Le Style des gestes, introduction).