Seul tenir.
Notes sur Titus-Carmel, l’élan végétal
& la mémoire brûlée

- Dominique Viart
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Dernier intermède

 

L’estran que célèbre Ici rien n’est présent, cette zone de plage découverte où s’amasse ce que la mer charrie au profond de ses vagues, fait musicalement entendre à la fois ce qui demeure – le restant – des jours passés, et l’incrédulité du regard qui s’y porte, ne s’y reconnaît qu’étranger, dans l’estrangement qui dit en anglais comme dans l’ancienne langue française :la séparation, l’éloignement, la désaffection.

Au seuil de Ressac, cette vague aussi qui « broyant aussi les morts / les dépose muets lavés si légers [11] ».

C’est, à l’opposé des peintures, ce qu’accueillent les livres. C’est leur partage.

Il faudrait ici, maintenant, les reprendre. Lire leur dépôt de béances, d’angoisses ou de colères. De mémoire blessée.

Une parenthèse, parfois, y laisse entrevoir le drame d’une enfance :

 

      (je restais ainsi des heures, les prunelles gonflées de solitude. Des ronces s’enchevêtraient au bord de mes paupières. Je connaissais la soif, la sauvagerie du corps, la déception) [12].

 

Et l’avenir sans doute n’est pas plus clair. Au centième de ses pas, le pérégrin s’entend dire : « Où que tu ailles, quel que soit le but avoué de tes expéditions, tu sais que la mort te suit, qu’elle pèse lourdement sur ta nuque. Faisant soudain volte-face crains-tu pouvoir la surprendre et te trouver face à elle ? C’est cela que tu redoutes, n’est-ce pas, et c’est pour cela que tu trembles comme une feuille. Car tu trembles, non ? [13] »

Feuille, encore. Feuille toujours. C’est notre fragilité.

Mais sur les peintures, elle ne tremble plus.

 

***

 

L’esperluette pour conclure

 

On s’interroge souvent, trop sans doute, face aux œuvres d’un peintre-poète, sur le lien qui unit (désunit ?) les deux faces de son œuvre bifide. Quelles correspondances, quels échos, quelles analogies ? Il y a dans la poésie de Titus-Carmel bien des motifs qui répondent à sa peinture. Les mêmes thèmes, de la mémoire, de la découpe, du recouvrement, de l’oubli s’installent de part et d’autre. Et l’on a pu, moi comme d’autres et encore ici même, chercher dans les pages des recueils les formules des tableaux.

On les y trouve aisément – et sans pour cela convoquer les Notes d’atelier dont la vocation est de dire la gestuelle qui préside à la peinture et ses intentions, ses intuitions – sa pensée comme sa chorégraphie.

Mais il y a plus, je crois.

Une relation plus complexe noue ces deux pratiques à la même main.

Une relation qui les unit et les oppose. Car la peinture de Titus-Carmel, et c’est de plus en plus vrai à chacune de ses avancées, a force d’évidence.

Elle impose son être-là.

Le poème de Titus est plus retors, sa phrase est plus nouée. Son lexique plus rare, plus recherché : puisé aux registres anciens où les mots se sont oubliés, aux techniques dont seuls les praticiens connaissent le langage. Je ne dirai pas que la poésie de Titus se refuse autant que sa peinture s’offre, dans son exubérance même. Mais cette poésie réserve son ouverture à qui accepte de s’y perdre. D’en accueillir l’obscurité. S’il fallait inscrire ce poète dans quelque tradition, ce serait sans doute celle de l’ermetismo d’une certaine poésie italienne. Non pas la concentration extrême ni le laconisme d’un Ungaretti – encore que Titus parfois s’y prête –, mais le langage allusif et l’exigeant phrasé de ses continuateurs.

Dès lors, serait-ce la part de l’ombre et celle de la clarté ? Vivacité de la peinture et leçon de ténèbres de la poésie ? Sans doute. Et même plus encore : ici, le champ labouré de la mémoire, les rebuts de l’estran, l’enfoui, la « bête suffocante » ; là, la croissance folle, l’épanouissement vital des ramures, leur course à la lumière.

Dans les livres : comme un dépôt de temps, des expériences cryptées, dont seul le poète a la clef mais que le lecteur pressent parce que les mots les lui font entrevoir, et qu’il y coule les siennes, peut-être. Dans les peintures : l’arrachement à cette pesanteur, à ce qui demeure.

 

      [...] ma mémoire pèse de tout son poids, cherchant un point d’équilibre entre ce qu’elle tisonne infiniment et ce qu’elle s’obstine à oublier [14].

 

Les dernières séries offrent ce point d’équilibre. Les Nielles, les Quartiers d’Hiver, la Suite Grünewald et même La Bibliothèque d’Urcée, apparemment moins traversée de douleur, accueillent la matière sombre des textes – que ce soit dans l’intensité ou l’allusion. Elles sont une étape dans le procès d’abstraction et d’apaisement auquel s’abandonnent les Feuillées et les Forêts. La peinture, la poésie, à la fin, sont sœurs différentes et jumelles. Elles conjuguent remembrances et remembrements. Elles composent les souvenirs dissociés d’une mémoire nouée, les expériences effacées, les membra disjecta. Le poète le sait bien, qui s’interroge :

 

serais-je tout entier silence et frémissement
raboutant mes souvenirs comme
pièces effrangées
d’une légende ancienne [15].

 

Ce geste, ce double geste de l’art, j’en vois l’emblème dans l’esperluette – & – dont Titus-Carmel est grand orfèvre, le signe de ponctuation qui fait de la conjonction de coordination un dessin plutôt qu’un mot. Un écho de la peinture au cœur du poème.

Le dessin qui coordonne et conjoint.

Entre poésie et peinture, l’esperluette est une arabesque de reliaison.

Elle relie les deux visages d’un même artiste. Sa mémoire brûlée – son élan végétal.

Son œuvre ? ce qui les fait tenir ensemble,

d’un seul tenant.

 

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[11] G. Titus-Carmel, Ressac, Sens, Obsidiane, 2011, p. 9.
[12] G. Titus-Carmel, Ici rien n’est présent, Seyssel, Champ Vallon, 2003,  p. 55.
[13] G. Titus-Carmel, 101 Questions posées au pérégrin, suivies d’une réponse courte, Charleville-Mézières, L’Etoile des limites, 2001, n. p.
[14] G. Titus-Carmel, Ici rien n’est présent, Op. cit., p. 49.
[15] Ibid., p. 18.