Dérive de poèmes
à partir de livres de Gérard Titus-Carmel

- James Sacré
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1
(L’Entrevue)

 

Un visage a-t-il été là ?
Ou seulement des mots
Des mots qui ont cru le dire
Alors qu’il reste innommé ?

Le paysage est-il un vrai paysage
Ou seulement des mots ?
Failles, clameurs et des silences
La lande et le vent dans la pluie. Rien
Malgré la tentation d’affirmer
Quelques détails, double sillon noir des cils et des sourcils
Frontières de la joue, des lèvres qui s’effondrent.

Les mots qui s’effondrent,
Dans un livre.

 

2
(La Rive en effet)

 

Un vêtement de laine
Revient peser sur les épaules
Laine de la solitude
Comme total évanouissement de soi
Malgré des mots pour durer
L’eau matinale pour durer.

*

Donner une forme à l’obscur
Est un vain désir d’être.
Un désir comme un envoi
Disparaissant clair
Dans le sans fond d’une nuit :
Un poème.

 

*

 

Dans un second mouvement du livre
Une forme pourtant se précise :
Poème en romain, continuant
Ceux d’un premier souffle épuisé (oublié)
Et d’autres, comme se reprenant
Dans l’enclos d’une parenthèse, leur écriture
En italiques et ça serait
Un geste pour vivre léger
Quand même.

 

*

 

Il n’y a que la continuité d’une énigme
Le fil à tirer pour que recommence
L’écriture inutile.

 

 

3
(Ici rien n’est présent)

 

 

Le silence des choses
Ou le rien d’on sait pas quoi
Remplit la langue :
Eboulis de poèmes.

 

*

 

Comme pour s’affirmer contre la mort ou l’effondrement
On peut choisir d’écrire quatorze fois un vers de beaucoup de pieds
Choisir d’écrire tout un chapitre de ces quatorzains non rimés
Et donc pas si bien contenus sur leur bord
Malgré les majuscules de leur début ;
Poèmes donnés dans leur abondance on se demande
Si c’est se perdre dans les bruits d’une langue ou dans
Le vide énorme du monde. Dans la mort.

 

*

 

Si le « je » qui parle se fait un vain récit
De ce qu’il est dans le rien qui l’entoure ou le fuit ?
Ou s’il affirme de la vie contre une mort imprononçable ?
Ecrire « je » : j’écris la mort. Est-ce vivre ?

 

*

 

D’autres quatorzains sont liés par des rimes fratrisées
Chaque dernier mot repris ravivé dans le début du sonnet suivant.
Comme si le « je » tenait main de l’autre
S’en trouvait à chaque instant
Mieux jeté dans le vivant.

Relire et relier l’ensemble de ces poèmes, mais à la fin tu sais
Que c’est vivre dans les mots : et si l’autre les a seulement donnés ?

 

*

 

Un dernier buisson de ces longs vers en ronces qui enlacent
Agrippe, emmêle ses mots
A la violence du monde, à son indifférence en vide et silence.
On n’y voit plus qu’un peu de rouge écorché un « je »
Qui cherche appui, ou de la force encore, en quelqu’un d’autre au loin
Peut-être dans la mort, ou dans les vains souvenirs, mais c’est encore
Fragile nudité pour conjuguer du verbe.

 

*

 

Un os et la solitude
Effondrés dans la nuit
Mais la peur et l’oubli
Sont encore signe de vie.

 

 

4
(Seul tenant)

 

Sans doute qu’une enfance est au loin
En italique et mise
Entre parenthèses. Mais rien n’est mieux dit pour autant, il n’y a
Que le bruit du silence enfoui dans les mots, dans l’imparfait du temps.

 

*

 

Des blocs de prose sont-ils davantage quelque chose de solide
Qui maintiendrait du passé dans le présent de l’écriture ?

 

*

 

A cause de problèmes de mémoire, et tout qui se défait
Malgré des formes très précisées pour dire (série de proses numérotées
Pour composer tel chapitre, construction pensée
Du livre en son entier)
Ma lecture se perd en questions mal formulées
Qui parle et de qui ? S’il y a eu présence
Et ce qu’il en reste dans ce qui s’est absenté ?

 

*

 

Tous les presque plaisirs d’une enfance s’effondrent
En douleur et silence.

 

*

 

Quel plaisir qui reviendrait
Dans les rythmes de vers continués presque en versets ?
Et dans cet acharnement à refaire des plans pour un livre,
Où vivre s’écorche ?

 

*

 

Dans la fin du livre
Comme une précipitation de parole, mouvement des motifs
Mais tout de suite qui se mêle aux vérités du défait
Et c’est se précipiter dans la mort,
Ou dans les mots. Rejoindre ?

 

 

5
(La Nuit au corps)

 

Paysage de nuit, on y pourrait prendre peur
Et tout disparaîtrait à nouveau qui n’existe déjà plus,
Passant d’un livre à un autre j’attendais cela :
Un livre de la nuit qui serait livre de l’absence
Livre de la mort et des souvenirs enfouis (enfuis) livre
De la mémoire en grande maison vide, mais
C’est aussi nuit d’accueil et de repos donné
La forêt muette des mots, pourtant la mort
Comme rendue à des fleurs vivantes.

 

*

 

Le passage par la nuit se fait dans le bonheur et l’effroi
Dans le sentiment d’être au plus près de tout
Et de disparaître en un trou noir de rien.

On dit la nuit et ce sont des mots ! Des mots qui sont peut-être la nuit,
Et du bonheur touché, va-t-on croire
Par le doigt de l’effroi. S’il est pas temps
De se couper les ongles ?

 

*

 

Dans le grand plein jour, la nuit qu’on ne voit pas
Et chaque soir la nuit qui disparaît dans son noir,
La traverse-t-on jamais ?

La neige des mots l’installe en faux qui s’imagine dire vrai, or
Ecrire en italiques, entre guillemets, ou autrement ne congédie
Nulle solitude. Ni ne sépare
Des animaux contraires : la nuit du jour,
Notre nuit de la nuit des autres.

Nulle nuit qu’on aura vue, ni mort au bout des jours.

 

*

 

La nuit comme un masque. S’il te va comme un gant
Vas-tu croire que tu es la nuit ? C’est plutôt
Qu’il n’y a rien sous le masque. Ni devant.

 

*

 

Parler de la nuit ne fait qu’affirmer le jour des mots, leur forme qui va se défaire.
Comme se défont les rêves. Aucune preuve
De rien qui s’ouvrirait dans la nuit. Tu parlais de ce rien.

 

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