
FABLES TITUS
      Il y avait au commencement une affaire de bananes. Une rangée de  bananes au garde à vous sur une cimaise du musée d’Art moderne, à Paris.  Chacune debout sur son support et chacune banane autant que toute chose peut  être la chose qu’elle paraît. Puis le temps passa et l’une se courba, se  dégrada, mourut. Parmi toutes ces bananes, celle-là était la seule à être vraie  et donc, de par sa nature, la seule condamnée à la pourriture.
  Moralité :  rien ne saurait garantir qu’apparence vaut réalité, que ressemblance est gage  d’identité. 
      Il y avait une histoire de coffin,  c’est-à-dire de funerary box, bref de  cercueil, et le défi très remarquable de représenter ladite boîte, pour la  circonstance qualifiée de pocket size,  autant de fois qu’il y a de jours dans une année. Ainsi a-t-on pu voir ce  cercueil de poche occuper les murs du Centre Pompidou, et toutes les techniques  utilisant le papier avaient été tour à tour utilisées pour sa figuration.  Pourquoi cet acharnement à faire exister un objet qui n’existe pas ?  Peut-être pour interroger encore et encore la représentation ; peut-être pour  montrer qu’en allant vers l’épuisement, l’artiste fait surgir des révélations,  et toujours plus surprenantes parce qu’arrachées justement à la fatigue que  provoque la répétition…
  Moralité : une  petite boîte peut devenir une grande pensée.
      Il y avait donc volonté d’inventer des suites, et la suite se  développe ici selon une continuité inventive alors que la série ne ferait  qu’additionner du semblable. La suite sera fabuleuse quelle prenne un nom  mystérieux comme Nielles ou supposé  connu de tous comme Grünewald. Le  mouvement est passé du concept (la banane) au travail mental (le dessin) :  il va maintenant occuper tout le corps par le glissement de la pensée dans le  geste. Et peu importe au fond ce que damasquine le mot « nielle »  puisqu’il fait si bien gesticuler l’artiste que l’espace (support de toile ou  de papier) en est tout balafré. Sauf que cette action jette devant vous de  solides cages thoraciques où votre regard respire, non pas de l’air, mais de  l’énergie ; non pas de l’image, mais du vif.
      Moralité :  le geste dépose une empreinte, le regard la mange.
      Il y avait cette évidence que gesticuler, c’est mettre une table  imaginaire, mais il faut d’abord armer le membre qui gesticule : l’armer  d’un révélateur, peinture ou crayon ou n’importe quel traceur. L’artiste  devient alors un émetteur dont le moindre geste construit la forme adéquate à  la suite en cours. Cette fois l’ogive, le triangle, le grand X, et de leur  combinaison naissent des volumes dont les couleurs animent l’espace, tantôt  multipliant les perspectives, tantôt les barrant. Bien sûr, on s’extasie sur  les points de fuite, on chante les assomptions, on vante les lumières et les varia, puis, tout bon spectateur reste  planté-là devant et n’en finit pas de jouir du fait que, dans leur fixité, ces Chancay changent tout le temps…
  Moralité :  à tant contempler le visible, on finit par voir ce qu’on ne voit pas.
      Il y avait ce désir : Et si je commençais par la fin du  monde ? L’artiste murmura ces mots en levant le bras. Et voilà des mains,  des pieds, des bustes, un crucifié, une implorante, un attentif, les bricoles  du supplice. Non, il n’est pas question d’une histoire mais des cris prélevés  sur de l’horreur. L’humain se limite à des morceaux, tant pis pour la  consistance, vous n’êtes pas devant des figures mais des éclats visuels que  fait exploser la conscience de la déréliction et de ses douleurs. Les gestes de  l’artiste entrent à l’instant en concordance avec ces tortures, avec ces  blessures.
  Moralité :  il ne faut pas se fier aux images, elles ne sont qu’une peau très discrètement  recousue sur le cadavre.
      Il y a que la violence qui démembre et qui tue a pour  contrepoint, non pas quelque aromate de douceur, mais la violence du calme. Et  de cette violence, la bibliothèque est la figure par excellence. Regardez ces  rangées, ces alignements, leur superposition, leur verticalité parfaite ! Ici, pas de banane victime de son naturel, rien qu’un silence et de l’attente.  En vérité, un mutisme excessif qui donne le vertige dès que les yeux touchent  un peu longuement tous ces dos. On sent une réserve et une séduction contradictoires.  On éprouve que tout cela est faux avec exactitude. On voudrait traverser la  représentation et  retirer du rayon  l’un de ces volumes imprenables. Et tout à  coup, la violence éclate : celle très calme de savoir  que tout se dérobe à portée de mains.
      Moralité :  certaines choses existent avec d’autant plus de crédibilité qu’elles n’ont pas  d’existence…
