Figure du double n° 4
- Gilbert Lascault
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Fig. 1. G. Titus-Carmel, Figure du double n° 4, 2012

Fig. 2. G. Titus-Carmel, Figure du double n° 1, 2012

Fig. 3. G. Titus-Carmel, Figure du double n° 3, 2012

Un diptyque énigmatique

 

      En octobre et novembre 2012, deux toiles peintes de Gérard Titus-Carmel constituent un diptyque énigmatique (fig. 1). Les deux toiles (homologues et, en partie, différentes) se touchent. Ce diptyque énigmatique s’intitule Figure du double n° 4.
      Dans le Grand Robert, un diptyque est un tableau pliant formé de deux volets pouvant se rabattre l’un sur l’autre ; les volets sont joints par des charnières. Ici ces deux peintures de Figure du double n° 4 ne comportent nulle charnière et ne se replient pas l’une sur l’autre.
      Tu découvres chacune des deux toiles. Au départ, l’ensemble complexe (mystérieux et précis) s’entrevoit. Tu perçois des éléments divers. Dans une zone, des barres sombres sont horizontales et parallèles ; ce sont peut-être des poutres (entrevues sur un plafond ou sur un mur) ; ou bien tu crois deviner une persienne verte (un châssis mobile et muni d’un panneau à claire-voie) ; ou encore (d’une autre façon) les barres seraient les lignes d’une page de livre ou aussi elles seraient les portées d’une partition ; ou encore tu regarderais des espacements entre les barres sombres, des blancs, des lacunes, des vides. Dans une autre zone, en haut à gauche, quelque chose serait peut-être une dague (ou bien un angle, ou bien une mandorle partielle, ou encore un écu, ou bien la lettre V, ou bien une volute, ou aussi un visage esquissé. Dans une autre zone, au bas, à droite, le végétal, le feuillu jaillissent. Au centre d’une toile du diptyque, une noirceur irrésolue surgit. Et, au centre de l’autre toile, le blanc abolit. Apparaissent aussi deux petits traits roses, comme deux lacets ; et ces deux lignes courtes évoquent un sourire ambigu, vertical.
      Le diptyque est un labyrinthe, un enclos en un réseau inextricable de sentiers, de bifurcations, de galeries tortueuses. Le regard s’y perd ; il avance ; puis il tourne en rond ; il ne trouve nulle sortie, nulle évasion, nulle fuite, nulle échappée. Mais à l’intérieur du labyrinthe, tu n’es pas malheureux.
      Un récit de Jorge Luis Borges s’intitule Le Jardin aux sentiers qui bifurquent (1941-1942) [1]. Dans ce jardin humide, « le temps bifurque perpétuellement vers d’innombrables futurs ». Le diptyque de Gérard Titus-Carmel est un jardin complexe et paradoxal, un site où des personnages inconnus se rencontrent. Et les plantes de l’enclos croissent.

 

Labourer les souvenirs, les oublis, les rêves

 

      Lorsque Titus-Carmel peint en ce moment Figure du double n° 4 il laboure ses souvenirs, ses oublis, ses réticences, des omissions, ses rêves, le conscient, l’inconscient, le temps perdu et retrouvé. Il fouille les ténèbres, les éblouissements, les secrets, le dessous des cartes, les détours, les intermittences de l’Être, les ombres, les errances, les déplacements des couleurs, les aventures du dessin. Il prélève des éclats du temps, des parcelles de la durée, des lueurs indécises. Il recueille des instants, des chances. Il les conserve. Il les sauve.
      Alors Titus-Carmel pense, peut-être, à certains théoriciens chinois de l’époque Ming : « Dans le tracé des formes, bien que le but soit d’obtenir un résultat plénier, tout l’art de l’exécution est dans des notations fragmentaires et des interruptions. Le coup de pinceau s’interrompt pour mieux se charger de sous-entendus. Ainsi, une montagne est figurée par un contour vide, ou un arbre est amputé de sa ramure : partout le Vide doit s’entremêler avec le Plein » [2]. Titus-Carmel cherche ici le non-finito, l’incomplet désiré, les interruptions, les interstices, les écarts, les ellipses.

 

Le double

 

      L’actuelle série d’œuvres de Titus-Carmel s’intitule : Figures du double (figs. 2 et 3). Le double est l’autre et le même. Il est un jumeau, une ombre, un fantôme, un revenant, un spectre, une apparition. Il est le reflet du miroir, une image en abîme. Il est une copie, un calque, une épreuve. Il est un sosie, un Ménechme (dont parle Plaute), une réplique semblable.
      En 2007, Gaspard Hons commente les tableaux de Titus-Carmel, ses estampes, ses textes [3]. Tu lis et tu regardes. Devant les œuvres de Titus-Carmel tu deviens « le double de ton double ». Et Baudelaire s’adresse au lecteur des Fleurs du mal : « Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! »
      Tu découvres parfois des failles étranges. « Car Je est un autre » dit Arthur Rimbaud, le 15 mai 1871, dans sa lettre à Paul Demeny. Tu n’es, peut-être, jamais un. Tu serais probablement deux (ou plutôt plusieurs). Telle phrase de E.T.A. Hoffmann (1776-1822) te troublerait : « J’imagine mon moi comme un prisme ; tous les personnages qui tournent autour de moi sont des moi qui m’agacent par leurs agissements » [4]. Et la Figure du double n° 4 de Titus-Carmel serait alors un prisme qui déformerait les choses et les désirs, un polyèdre convexe, un diamant.

 

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[1] J. L. Borges, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, pp. 499-508.
[2] F. Cheng, Vide et Plein (le langage pictural chinois), Paris, Seuil, 1979, p. 53.
[3] G. Hons, « Le double de ton double : Gérard Titus-Carmel », Le Mensuel littéraire et poétique, n° 349, avril 2007, p. 4.
[4] Voir O. Rank, Don Juan et le Double. Etudes psychanalytiques, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1973, p. 15. Le psychanalyste Otto Rank publie en 1914 Der Doppelgänger (Imago, III, 1914). Le double est « celui qui marche à côté ».