Lire, voir
La co-implication du verbal et du visuel

- Bernard Vouilloux
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      Si les méticuleuses distinctions de Lessing sont sujettes à caution, ce n’est pas seulement parce que nous ne sommes plus prêts comme lui à déduire une poétique prescriptive d’une poétique descriptive, mais aussi et surtout parce que cette dernière est fondée sur des postulats discutables. Les arts du temps peuvent se prêter à une saisie non linéaire : c’est ce qui se produit lorsque, au lieu de lire le texte verbal, nous parcourons du regard l’espace physique dans lequel il s’inscrit. Certaines œuvres favorisent même cette modalité perceptive, du moins dans un premier temps : à cette classe appartiennent notamment certaines catégories de manuscrits médiévaux et tous ces textes « à voir » que sont, à des titres divers, les calligrammes (Simmias de Rhodes, Jehan Grisel, Robert Angot de l’Eperonnière, Charles-François Pannard, Apollinaire…), certains chapitres de Tristram Shandy, le Coup de dés de Mallarmé, la poésie « cubiste » d’un Reverdy, les « mots en liberté » de Marinetti, les collages dadaïstes et surréalistes, les recherches typographiques des constructivistes, la « poésie visuelle », les livres-objets, les livres d’artistes, etc. Dans tous ces cas, l’opération de décodage linéaire est emportée et déportée, mais non annulée, par des effets de tabularisation. Cette double modalité perceptive correspond au fait que le texte n’est plus seulement appréhendé en tant que chaîne notationnelle plus ou moins strictement codée et indifférente aux aspects physiques contingents de son support : la mise en page et la typographie, dès lors qu’elles introduisent des variations d’espacement, de forme, de couleur ou de texture qui outrepassent le seuil de fonctionnalité notationnelle, sollicitent activement d’autres catégories perceptives que celles qui sont requises dans la lecture de la séquence ; dès lors, comme dans une image, aucune propriété ne peut être d’emblée exclue comme non significative, le champ attentionnel étant plus ouvert pour les textes autographiques que pour les textes allographiques (le fac-similé se situe entre les deux catégories). On se souvient de la remarque de Bouveresse selon laquelle « dans la lecture, les signes ne sont pas normalement les objets immédiats de la perception » [18]. Ils le deviennent en effet dans des conditions « anormales », comme celles que présente la lecture d’un texte manuscrit. Taine, déjà, avait décomposé les deux phases par lesquelles elle passe : effacement par les signes, réduits à la « forme extérieure des caractères », de ce qu’ils signifient (les « idées pures ») ; puis, au bout d’un temps d’accommodation, effacement des signes au profit de ce qu’ils signifient (c’est, comme le soulignait Bouveresse, après Marin, la signification qui est « perçue »). Déchiffrant, j’ai à départager, au cas par cas, le pertinent et le contingent :

 

Si une page est manuscrite, nous en comprenons le sens plus difficilement que si elle est imprimée ; notre attention se porte en partie sur la forme extérieure des caractères, au lieu de se porter tout entière sur le sens qu’ils ont ; nous remarquons dans ces signes, non plus seulement leur emploi, mais encore leurs particularités personnelles. Mais, au bout d’un temps, celles-ci ne nous frappent plus ; n’étant plus nouvelles, elles ne sont plus singulières ; n’étant plus singulières, elles ne sont plus remarquées ; dès lors, dans le manuscrit comme dans l’imprimé, il nous semble que nous ne suivons plus des mots, mais des idées pures [19].

 

      Plus fondamentalement, on sait que la lecture ou l’audition d’un texte ne procèdent jamais strictement de manière unidirectionnelle : si la lecture ou l’écoute soumettent la perception visuelle ou auditive d’un texte verbal à l’enchaînement linéaire des unités (ou plutôt des « paquets ») qui le constituent, la compréhension de n’importe laquelle de ses séquences fait intervenir des opérations qui en appellent, de la part du sujet, non seulement à des savoirs généraux d’arrière-plan et à la maîtrise de l’environnement situationnel [20], mais aussi à un continuel va-et-vient entre la séquence et son contexte proche ou lointain ; la compréhension de l’énoncé n’est jamais qu’un moment inclus dans une dynamique, une stase provisoire dans un arc de forces où sont mis en tension ce qui a été mémorisé et ce qui est attendu, sinon anticipé, ces deux horizons se déplaçant au fil de la lecture. Ainsi, chaque étape du processus cognitif par lequel nous prenons possession du texte remodèle les configurations antérieures autant qu’elle est déterminée par elles dans ses attentes et ses anticipations ou ses projections : à la fois récursive et progressive, la réception se construit au gré d’un jeu d’actions et de réactions en chaîne. Et si les moments qu’elle enchaîne successivement ne sont pas équivalents, c’est pour la simple raison que cette succession est cumulative, les coordonnées liées à chaque moment se réordonnançant au fur et à mesure que le lu se fond progressivement dans l’horizon arrière qu’il vient gonfler et que s’épuise peu à peu l’horizon de possibles dessiné par ce qui reste à lire. Il en va ici du lecteur face au texte comme de l’enfant plongé dans le noir que rassure la ritournelle de sa petite chanson :

 

Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos [21].

 

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[18] J. Bouveresse, Langage, perception et réalité, t. I, La Perception et le jugement, Op. cit., p. 188 (je souligne).
[19] H. Taine, De l’intelligence, 8e éd., Paris, Hachette, 1897, t. I, p. 69. Taine voyait là l’application d’une loi plus générale : « Dans une impression ou un groupe d’impressions qui se présentent un grand nombre de fois, notre attention finit par se porter tout entière sur la portion intéressante et utile ; nous négligeons l’autre, nous ne la remarquons plus ; nous n’en avons plus conscience ; quoique présente, elle semble absente » (Ibid., p. 68).
[20] Au regard d’une « esthétique intégrée de la lecture », la lecture d’un texte se tresse aussi avec notre expérience existentielle : voir M. Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011.
[21] G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p. 382, ainsi que la citation suivante.