Grands yeux et grandes dents :
Doré illustrateur de Perrault

- Pierre Michel
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Fig. 40. G. Doré, « Le Bûcheron et le
Mercure », 1868

Fig. 41. G. Doré, « Le roi, qui s’était mis
en tête ce bizarre projet… », 1862

      L’univers propre de Doré s’affirme ainsi au travers de celui de Perrault et du conte. Chaumières et palais, courtines et baldaquins cèdent à l’appel de la forêt qui les enserre, les envahit, les dévore, les submerge d’animaux fantastiques et d’une végétation minéralisée en cathédrales d’effroi. Tout s’y fait présage de mort : les corbeaux familiers s’échappent de leur cage (fig. 35c ) pour finir dépecés en trophées de squelettes sur la table de l’ogre ou le lit de ses filles (fig. 8a ). Le sommeil de l’enfance n’est qu’un fragile répit entre deux égorgements. Concurremment à la virevolte des regards, toute une épopée du bec, de la serre, de la griffe et de la dent, fantastique ou grotesque, tout un ballet trivial ou sinistre de la fourchette, du coutelas, de la hache et des épées se déploie dans l’animation du détail des gravures (figs. 7a, 8b, 10a et 39a ). Tout ce monde est écartelé entre la sasiété de la ripaille et les efflanquements de la disette (figs. 22 et 25 ), entre les masques du plaisir et les spectres de la faim. On y survit dans un équilibre étrange entre le suspens devant les merveilles de l’enfance, de l’opulence, de la beauté, et la brutalité de la rapine, de l’appétit et du désir. Mais, au dessus des récits et des personnages, la suite des images propose un chemin qui traverse le chaos que chacune convoque.
      Dans L’Enfantine comédie de Perrault, le Poucet n’a point de Virgile qui le guide. Il est livré tout seul à l’horreur des grands bois, à l’égal du bûcheron des Fables, qui clame son désespoir dans une forêt renversée d’arbres fossilisés (fig. 40 ). Il n’y a pour seule aide que quelques cailloux blancs, et une vague clarté dans le fouillis végétal de la nuit. En abyme au cœur du livre, son aventure fait l’objet d’une de ces suites imposées certes par la mise en page, mais qui, au-delà de l’illustration et de la contemplation, se font narration et discours. Partout les broussailles et les taillis, les eaux traîtresses et la terreur. Mais au travers sont frayés des tunnels (fig. 33 ) et des escaliers de lumière qui mènent à la Béatrice, fût-elle la femme d’un ogre (fig. 26 ). Tout ici dit les degrés qui conduisent à l’âge adulte. Pas à pas, Poucet grandit. S’adaptant à l’évolution de sa taille, les bottes de sept lieues le conduisent au château du marquis de Carabas et, sur les pas du Prince Charmant, à la rencontre de Peau-d’Ane et de la femme de Barbe-Bleue.
      Ce que les images ont permis, c’est de lire le désir et le savoir, le désir et le danger de voir et de savoir, la douceur et la violence de leurs enchantements, au-dessus du chaos du monde. Ce qu’elles ont permis, c’est une enquête sur l’identité et les profondeurs du moi, à travers le regard des autres, dans le miroir d’un étang, d’une fontaine ou d’un livre, même si deux étourdies s’en détournèrent « tant elles avaient l’impatience de voir toutes les richesses de la maison » (p. 56). Alors que Peau-d’Ane jette un dernier regard sur son enfance menacée (fig. 23 ), ce que Doré propose, c’est la ténébreuse et profonde unité d’une vision d’artiste. Le livre ouvert dans la chambre au trésor se nourrit, bien au-delà du trésor des contes, de tout un musée imaginaire et d’une bibliothèque idéale. Il se hisse par l’image à la hauteur des grandes œuvres de la littérature universelle, « Homère (…), Virgile (…), Dante (…), l’Arioste, Milton, Goethe et cent autres », affirme Stahl, « les livres profanes et les livres saints eux-mêmes » (p. IX), que Doré s’est donné pour tâche de commenter. Et l’on pourrait ajouter que Jérôme Bosch y a donné rendez-vous à Ingres, Velasquez aux frères Le Nain, Watteau à Decamps, Greuze à La Tour… Seul manque le Goya du Saturne dévorant ses enfants.
      Dans ce monde enfin débarrassé des ogres, mais où se cachent désormais les fées, les animaux familiers ont croisé des bêtes fabuleuses. Au cœur du livre, trois hiboux (fig. 41 et 41a ) accueillent le père de Peau-d’Ane, et peut-être murmurent-ils, comme les sorcières de Macbeth (acte I, sc. 1) : Fair is foul, and foul is fair. Tout est énigme, la dernière image du livre, au frénétisme encore très romantique, clôt l’ère des ogres et des fées pour proclamer l’avènement d’un autre monstre, que l’on croirait échappé d’un dessin de Gustave Moreau ou de Félicien Rops. Mi-Sphinge, mi-Harpie, tout bec et griffes, ailes déployées comme la chauve-souris clouée au-dessus de la porte de l’Ogre (fig. 26a ), yeux furibonds et seins dardés comme des regards (fig. 10b ), il trône au bas d’un escalier qu’enfin il faut descendre, comme Peau-d’Ane (fig. 34 ), pour accéder au monde tel qu’il est. Une dernière Table va pouvoir réunir les reliefs d’un texte arrachés à la dent des images. Le Loup, babines retroussées et langue pendante (fig. 14 ), le Chat botté toutes griffes et dents dehors, le cri silencieux du marquis de Carabas (fig. 36 )…, les images auront été autant d’étapes vers la maîtrise des signes, des emblèmes et des mythes, en un mot, vers la légende qui en extrait la substance, pour en nourrir, au delà des mirages de la vue, l’imaginaire.

 

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