Lectures « plastiques » de la Recherche :
Luis Marsans, Enrico Baj
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Florence Godeau
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Fig. 1. L. Marsans, Le Narrateur enfant, 1966-1972


Fig. 2. E. Baj, Marcel Proust (jeune), 1999

      Refuser d’illustrer Proust serait-il le meilleur moyen de le traduire en images ? In other words, pour pouvoir « représenter » la Recherche, serait-il nécessaire de renoncer à toute forme de figuration réaliste, comme à toute illustration qui tenterait de demeurer fidèle à la lettre du texte ? Représenter un paysage, un personnage, un décor, une scène, sont des exercices a priori plus aisés que de donner une forme plastique à la rêverie sur les « Noms de pays », ou aux pages essayistes du Temps retrouvé. Comment donner à voir ce qui, dans la Recherche, participe tout à la fois de la réflexion abstraite et de la poétique narrative, entrelaçant images et analyses dans les « anneaux nécessaires d’un beau style » [1] ?
      Certains plasticiens, avec talent, ont su préférer l’esprit à la lettre, en saisissant un instant essentiel, situé, conformément aux préceptes de Lessing, entre deux zones temporelles concomitantes, ou juste avant une scène cruciale : telle, chez Luis Marsans, cette image suggestive du Narrateur enfant, dont les lourdes paupières semblent hésiter à se clore sur de bien tristes songes…(fig. 1) [2].
      Dans une optique certes un peu différente, une édition où seraient reproduites, en regard du texte, les œuvres d’art réelles évoquées dans l’œuvre, ne saurait pour autant rendre justice à l’indéfiniment irreprésentable efflorescence suscitée par chaque lecture particulière, non plus qu’à l’effet « imageant » [3] produit par les œuvres imaginaires commentées par Michel Butor dans une étude qui fit date [4]. Le fait est que la plupart des tentatives d’illustration de la Recherche demeurent décevantes, quelle que soit la qualité intrinsèque des dessins, des peintures ou des eaux-fortes [5] : la tentation de la littérarité, fréquente [6], met en lumière, par contraste, les tentatives plus iconoclastes auxquelles nous nous intéresserons aujourd’hui. Nous comparerons en effet deux entreprises très différentes, signées par deux artistes de renom international, celle du catalan Luis Marsans, furtivement évoquée ci-dessus, et celle de l’italien Enrico Baj [7]. Après avoir présenté ces artistes et souligné la spécificité de leurs projets respectifs (exigeant un commentaire résolument différentiel), nous comparerons les choix qui présidèrent à leur travail autour de Proust, les techniques utilisées, et l’effet produit par l’ensemble. Nous montrerons ainsi comment l’un et l’autre ont su interpréter, c’est-à-dire donner à voir et à comprendre, une facette particulière de la Recherche, tout en confirmant d’une manière originale la vocation transitive d’une œuvre qui entendait susciter, au-delà d’elle-même, une création nouvelle.

 

De la lecture à la peinture

 

      Luis Marsans, né à Barcelone en 1930, exposa ses illustrations de la Recherche pour la première fois en 1972, à la galerie Trece de Barcelone. Dix années plus tard, du 30 septembre au 28 novembre 1982, fut présentée au Musée Balzac de Paris « Une illustration pour la Recherche du temps perdu ». D’autres œuvres seront exposées par la suite en France : chez Claude Bernard en 1984, 1988 et 1999, ainsi qu’à la FIAC, en 1993.
      Marsans a pratiqué très tôt cet exercice singulier qu’est l’illustration, autour de l’œuvre d’Edgar Poe. Le choix de l’œuvre de Proust participe d’une intention tout aussi personnelle : il ne s’agit nullement d’un travail de commande, mais de l’expression d’un désir, celui de faire œuvre de sa lecture, pour tâcher de donner à voir, en quelque sorte, le côté Luis Marsans de Marcel Proust... Ce sont d’abord les lieux qui expriment cette affinité élective. La géographie imaginaire de l’artiste catalan s’organise en effet autour de deux « sites » éminemment proustiens : Balbec, que Marsans peint dès la fin des années soixante, et Venise, espace fantomatique et onirique où se cristallisent les motifs principaux de sa vision du monde. C’est entre ces deux espaces [8] que s’orchestre son travail. Néanmoins, Venise demeure extérieure à la série proustienne présentée au Musée Balzac, pour devenir une sorte d’écho lointain, ou de rappel analogique, qui traverse l’ensemble de l’œuvre peint.
Le travail présenté au musée Balzac comprend 68 œuvres réalisées entre 1966 et 1972, auxquelles s’ajoutent, hors catalogue, des épreuves d’artiste représentant « Le Narrateur enfant » (4 épreuves) et « Le Narrateur enfant et tante Léonie » (6 épreuves).
      Né à Milan en 1924, décédé en 2003, Enrico Baj s’inscrit quant à lui dans la mouvance du groupe Cobra. Peintre figuratif, sa pratique diffère cependant considérablement de celle de son homologue barcelonais. Ce dernier valorise en effet le travail du dessin, la délicatesse de la touche, et les effets de transparence, dans une gamme subtile où dominent les couleurs pastel et les tonalités assourdies. Par ailleurs, la bibliophilie fervente de Luis Marsans ainsi que sa passion pour la musique classique s’expriment à travers différents travaux d’illustration, ainsi que dans des toiles représentant des bibliothèques aux titres étrangement illisibles. Aux antipodes de cette peinture rêveuse, intimiste et mélancolique, Baj fait de son travail d’artiste un acte militant, politique, et provocateur : ce sont ici l’énergie, l’humour et la satire qui prévalent, tandis que la facture, comme toujours chez les émules de Cobra, se veut rapide, efficace et bricoleuse (fig. 2).
      En 1999, ainsi qu’il le raconte dans un texte intitulé « Le temps volé », publié dans le catalogue réalisé en l’an 2000 par les éditions Skira, Enrico Baj se rendit pour la dernière fois dans son Combray italien, la maison de Gavirate. A l’origine de cette recherche de la Recherche, on observe donc, comme chez le peintre catalan, une fréquentation vitale de l’œuvre de Proust, un goût pour l’illustration poétique (Baj a illustré, notamment, des œuvres de Breton et d’André Pierre de Mandiargues), mais aussi une nostalgie, un désir de retrouver l’enfance, d’une manière ou d’une autre. Et pourtant, aux yeux de qui s’en tiendrait aux apparences formelles, Proust et Baj semblent a priori n’avoir rien en commun… Manière oblique de souligner que leurs affinités touchent à l’essentiel, ce que Baj formule d’ailleurs sans détour :

 

Apparemment rien de commun sinon l’ironique et paradoxale vision d’un monde en chute et pourtant gaiement insouciant, qui s’exprime, aussi bien pour moi que, me semble-t-il, pour mon associé Marcel, dans la découverte et l’utilisation de matériaux obsolètes, tristes, usés, envahis par la poussière et par la décomposition qui règne partout dans les choses humaines. C’est la recherche du temps perdu qui nous lie. La recherche et la reconstruction de la perte temporelle, qui a la saveur mythique des âges d’or (« je cherche l’or du temps », dira Breton) est – comme l’observait Queneau à propos de certaines de mes « parades militaires » pleines de souvenirs d’enfance – une réminiscence de la jeunesse perdue [9].

 

Sous le titre générique « Les Guermantes », Baj présentera durant cette même année 1999 un ensemble de 164 œuvres (acrylique et collages sur bois) réparties en sept groupes : « Les Guermantes » (64 portraits), « Autres nobles » (25 portraits), « Domestiques des Guermantes » (8 portraits), « Parents et amis de Proust » (20 portraits), « Acteurs, écrivains, peintres » (10 portraits), « Protagonistes de l’affaire Dreyfus » (27 portraits, dont un collectif), et enfin « Autres personnages » (10 portraits).

 

>suite

[*] Le présent travail est la version française remaniée et augmentée d’un article à paraître en langue anglaise dans Proust and the Visual, dirigé par Nathalie Aubert, University of Wales Press, printemps 2012.
[1] Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », sous la direction de Jean-Yves Tadié ; ici : Le temps retrouvé, vol. IV, 1989, p. 468. Nos citations de la Recherche sont toutes empruntées à cette édition, en 4 volumes (1987-1989) : nous indiquerons donc désormais uniquement la tomaison, en chiffres romains, suivi du numéro de la page citée.
[2] Voir le catalogue Proust, une illustration pour la Recherche du Temps Perdu, Dessins de Luis Marsans, Ville de Paris, Maison de Balzac, 30 septembre-28 novembre 1982.
[3] Sur la notion de « vue imageante », voir l’ouvrage récemment publié sous la direction de Bérangère Voisin : Fiction et vues imageantes : typologie et fonctionnalités, Studia Romanica Tartuensia VII, Université de Tartu, Centre d’Etudes Francophones Robert Shuman, 2008.
[4] Voir M. Butor, Œuvres complètes, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, vol. II, Répertoire I, La Différence, 2006, pp. 576-608.
[5] Comme celles du « fauve » Van Dongen (Gallimard, 1947).
[6] Nous pensons par exemple à l’hommage de Candida Romero, A Marcel Proust, le jeu de la « Recherche », peintures et collages, textes de P. Bonafoux et A. Borrel, Galerie Albert Loeb, 18-29/11/1997. Le parti-pris de l’artiste est de « traduire » l’univers proustien sous la forme d’un « jeu de l'oie » suggérant un parcours tout au long de la première phrase de la Recherche. Les « vignettes » associées à ce jeu sont des portraits de contemporains de Proust, retravaillés (griffonnés, commentés, grattés…) et associés pour certains d’entre eux aux personnages qu’ils sont censés avoir inspirés (le portrait de la comtesse Greffulhe est associé au nom de la duchesse de Guermantes, Agostinelli à Albertine disparue, etc.) Le travail de C. Romero est donc fondé pour une large part sur une lecture biographique de l’œuvre proustienne, ce que confirment indirectement les propos liminaires de l’artiste, à la page 7 du catalogue : « Les "gens du monde" collés comme des vignettes dans chaque case, effigies englouties dans l'écume verte du temps apparaissent mystérieusement d'une case à l'autre./Sous les visages piquetés et pâlis comme d'anciennes photos sépia viennent en surface les êtres de fiction ».
[7] Voir A. Jouffroy, S. Pegoraro, et E. Baj, Baj chez Proust, les Guermantes, Paris, Skira, 2000.
[8] Que la Recherche, rappelons-le, ne met en relation explicite que dans Albertine disparue, lors du voyage à Venise accompli par le Narrateur en compagnie de sa mère.
[9] Baj chez Proust, les Guermantes, Op. cit., p. 62.