Stendhal, Breton, Barthes, Sebald :
un cadastre exquis

- Ludovic Burel
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Fig. 3.

Fig. 5.

Fig. 7.

Fig. 8.

Fig. 9.

Fig. 10.

      Ce que j’entends pointer ici, c’est que si « la forme du bourg change plus vite que le cœur d’un bourgeois », à travers l’autobiographie visuelle, c’est bien dans les métamorphoses subites de l’environnement urbain moderne et, plus tard, postmoderne, qui lui inspirent un profond sentiment d’éphémère, voire de dissolution de soi, que l’écrivain bourgeois, de façon spéculaire [26], entend lire et interpréter les siennes propres.
       « La ville est un idéogramme, le texte continue », écrit Roland Barthes à la plume, d’une écriture cursive, en vis-à-vis d’un plan de ville historique a priori de Tokyo, dans les marges de L’Empire des signes [27] (fig. 3). Le titre du chapitre dit bien le déplacement tant affectif que métaphysique opéré par l’auteur depuis le « Centre-ville » de la philosophie occidentale, où le centre est roi, jusqu’au « centre-vide » de l’orientale, de la philosophie japonaise en l’occurrence, où, à proprement parler, le centre n’est rien (le degré zéro du centre, en quelque sorte). Le chapitre suivant, émaillé de plans dessinés à la main, corrobore ce sentiment conscient et consenti de désorientation, de « délocalisation » : « Sans adresse » en est le titre adroit.
      Aussi n’y a-t-il qu’un pas à faire pour passer, me semble-t-il, des plans de coupe et autres dessins au sol (fig. 4 ) qui trouent littéralement le récit de vie de la Vie de Henry Brulard à L’Empire des signes (fig. 5) où Barthes décrit cet « art du geste graphique, où reprend place une vie du corps » quand un passant dans la rue de Tokyo fait « figurer l’adresse par un schéma d’orientation (dessiné ou imprimé), sorte de relevé géographique qui situe le domicile à partir d’un repère connu, une gare par exemple ». Et Barthes de remarquer que « les habitants excellent à ces dessins impromptus, où l’on voit s’ébaucher, à même le papier, une rue, un immeuble, un canal, une voie ferrée, une enseigne, et qui font de l’échange des adresses une communication délicate » [28].
      Cette pratique du « dessin impromptu », anonyme et délicat, est au centre même de l’art minimaliste (fig. 6 ) d’un Stanley Brouwn dans la série de travaux intitulée This Way Brouwn (un prolongement en quelque sorte de la Vie de Henry Brulard que nous pourrions humoristiquement transcrire en anglais par la formule consonante de : This Way Beyle). Brouwn dont Buchloh, dans un article intitulé « Formalisme et historicité » précise qu’« il limite son intervention à l’action purement accidentelle de demander à un passant dans la rue qu’il lui indique son chemin, ce qui revient à produire une projection dans l’espace. Le résultat de cette coopération constitue le travail qui, même avec l’authentification de son tampon This Way Brouwn, dénote la nature objective d’un processus qui dépend de la coopération de plusieurs individus. La participation potentielle du sujet collectif devient réalité, dans la mesure où l’artiste s’élimine, lui et son rôle d’auteur. Plus exactement, dans la mesure où le sujet collectif comme nécessité historique devient potentiellement réel, l’artiste accélère ce processus de développement en niant son rôle et en mettant fin à ces fonctions dépassées dans un geste dialectique d’anonymat » [29].
      Jean-Phillipe Toussaint, cinéaste et auteur du « Nouveau nouveau roman français » [30] dont traite Fieke Schoots dans un article qu’il consacre au minimalisme littéraire des écrivains des Editions de Minuit, de deuxième génération, fait de cette expérience graphique partagée le motif principal du chapitre qu’il consacre à Kyoto dans son Autoportrait (à l’étranger) [31].
      Mais c’est à un autre auteur, chez qui l’arpentage, le processus de déambulation continental, ou intercontinental, est plus systématique encore que je voudrais en venir maintenant. Je pense bien sûr à Winfried Georg Sebald dont les ouvrages – Vertiges, Les Emigrants, Les Anneaux de Saturne ou encore Austerlitz – non seulement hésitent entre roman et essai, mais surtout, et c’est ce qui nous nous intéresse ici, entre biographie et autobiographique. Le narrateur disposant en effet d’une histoire commune avec l’auteur, disons pour faire vite, sa jeunesse allemande et son exil anglais, mais encore ce dernier s’amusant à égrener certains de ses propres portraits photographiques au sein même de ses écrits.
      Sur cette photographie par exemple (fig. 7), illustrant Les Anneaux de Saturne, Sebald figure en pied, appuyé contre un arbre centenaire finalement abattu par la tempête de 1987 (et le texte de préciser : « Cette photographie a été prise il y a dix ans environ, à Ditchingham, un samedi après-midi où le manoir était ouvert au public à l’occasion d’une manifestation de bienfaisance. Le cèdre du Liban auquel je suis adossé… ») [32]. Ou encore, dans le genre « état civil » cher à Stendhal [33], cette reproduction du passeport de l’auteur-globe-trotter (fig. 8), au visage biffé, compte par celles de Vertiges (il est écrit cette fois : « Il fallut très longtemps pour qu’après plusieurs communications téléphoniques échangées avec les services d’Allemagne et d’Angleterre mon identité fût enfin établie et qu’un fonctionnaire nain vînt grimper sur un tabouret de bar derrière une énorme machine à écrire pour reporter les indications que je lui avais transmises sur ma personne, en lettres perforées, sur mon nouveau passeport ») [34]. Enfin, très en creux cette fois, dans Austerlitz, rappelant en cela le célèbre « autoportrait » d’Atget dans la vitrine d’un magasin d’antiquités-curiosités du Faubourg Saint-Honoré (figs. 9 et 10), je mentionnerai cette ultime photographie (fig. 11 ) où l’on entraperçoit le reflet de l’écrivain projeté dans la vitrine d’une boutique à l’enseigne de « Bazar-Antikos » de la ville de Terezin en Tchécoslovaquie, par le passé ville-ghetto « modèle » [35] (en guise de commentaire, le narrateur cette fois conclut : « ces ustensiles, ces bibelots, ces souvenirs échoués (…), qui en raison de circonstances restées inconnues avaient survécu à leurs propriétaires et avaient été épargnés de la destruction, de sorte qu’au milieu d’eux, maintenant, je pouvais discerner, vague, à peine visible, l’ombre en reflet de ma propre image ») [36].

 

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[26] Fût-ce à la manière d’un « miroir qui se brise », pour dupliquer le titre du premier tome du cycle autobiographique dit des Romanesques d’Alain Robbe-Grillet.
[27] R. Barthes, L’Empire des signes, Op. cit., pp. 44-45.
[28] Ibid., pp.48-49.
[29] B. H. D. Buchloh, « Formalisme et historicité », dans Essais Historiques T. 2 : Art Contemporain, Op. cit., pp. 55-56.
[30] M. Ammouche-Kremers, Jeunes auteurs de Minuit, New York / Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 128.
[31] J.-Ph. Toussaint, Autoportrait (à l’étranger), Paris, Minuit, 2000, pp. 57-63.
[32] W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p. 340.
[33] « Dans une note qui occupe presque une page entière, il résume toute sa jeunesse à Grenoble, faisant alterner le style de l’état civil et les clins d’œil : "peut-être que ceci suffit : Brulard (Marie-Henry) né à Grenoble en 1786 d’une famille de bonne bourgeoisie..." Ce "condensé" a une fonction précise : utiliser le mode ludique pour dédramatiser le sérieux de son projet autobiographique et, en même temps l’exécuter, c’est-à-dire briser les obstacles à la faveur de la gratuité du jeu » (G. Pascal, « Stendhal : la naissance d’"Henry Brulard" ou à la recherche du "moi" perdu », Etudes littéraires, vol. 17, n°2, 1984, p. 289).
[34] W. G. Sebald, Vertiges, Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p. 122.
[35] Voir à ce sujet le témoignage de Maurice Rossel, ancien délégué du Comité international de la Croix-Rouge en Allemagne, dans Un vivant qui passe, de Claude Lanzmann, France, 35 mm, couleur, 65’, 1997.
[36] Quelques pages plus tôt, le narrateur venait de photographier une autre enseigne, parfaitement déplacée en ces lieux, suprême ironie du sort à Theresienstadt, une enseigne donc frappée du mot « IDEAL » (W. G. Sebald, Austerlitz, Paris, Gallimard, « Folio », 2006, pp. 261-271).