Renart personnage animé
- Aurélie Barre
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Fig. 4. Aventures de Maître Renard, 1920

      Ainsi, beaucoup de branches, « Les Vêpres de Tibert », « Renart et Primaut », « Renart et les anguilles » [12], entre autres, débutent par le départ du goupil affamé. Epopée de la faim, selon l’expression de Roger Bellon, Le Roman de Renart applique à la lettre le proverbe médiéval : « Besoing fait vielle troter » (« Le besoin fait trotter même les vieilles ») [13]. L’expression apparaît à plusieurs reprises, dans « Le Puits », mais aussi dans « L’Escondit » ou dans « La Mort de Renart » [14]. Les branches suivent ensuite leur cours et trouvent leur acmé dramatique toutes les fois que Renart prend ses jambes à son cou ou pique des éperons pour échapper à ses poursuivants. Renart court pour éviter le gibet, image fixe et horizon d’attente qui le menace sans cesse lors de ses différents jugements ; jamais il ne s’arrête ou ne se repose durablement. La course est son principe de vie ; c’est aussi la modalité de l’écriture de ses aventures qui repose sur la variation autour d’un même thème : la fausse mort. En effet, le personnage existe selon une cadence actancielle fondée sur l’éternel retour et sur l’immortalité : Renart ne cesse de revenir, lui-même et un autre pour des aventures toujours nouvelles qui réécrivent pourtant un canevas identique et font revenir un certain nombre de motifs littéraires. Au fil des branches, Renart ressuscite et trompe la mort dont il sait adopter la semblance pour duper les oiseaux et ses adversaires ; il poursuit infatigablement ses aventures et ses mauvais coups. Ce rythme vital du personnage en fuite rend possible non seulement l’ajout de multiples branches, selon le principe de l’arborescence qui caractérise la veine renardienne ; il ouvre aussi la voie à des continuations après la fin de la rédaction des aventures de Renart au milieu du XIIIe siècle. Rutebeuf compose ainsi « Renart le bestourné », en 1261, Jacquemart Gielée et le Clerc de Troyes rédigent respectivement Renart le nouvel et Renart le contrefait entre la fin du XIIIe et du premier tiers du XIVe siècle. Les épigones ramènent à la surface de l’écriture le souvenir latent des aventures de Renart auxquelles ils donnent une nouvelle actualisation ; les premières branches sont là en doublure du texte, au sens où Julien Gracq [15] l’entend : affleurement, miroitement sous le tissu de la littérature préexistante.
      Le film de Starewitch est en quelque sorte un « épigone filmé ». De l’histoire originelle, le réalisateur retient l’élément essentiel, qui définit le personnage et justifie la composition de branches ou de textes : le déplacement. Au début du film, Starewitch cherche à relier deux petites aventures, les adaptations de « Renart et la mésange » et de « Renart et Tiécelin » [extrait 1 : 0’3’’06’’’]. Le goupil fait son entrée, in medias res, dans le cadre de l’image, accompagné par la voix off : il marche tranquillement et s’approche de la mésange qui appartient au décor fixe. Alors que sa ruse échoue, il lève les yeux pour suivre l’envolée de la mésange et aperçoit dans le ciel le corbeau, volant jusqu’à un arbre : à nouveau, la marche est le mode de transition entre les espaces et les aventures ; le vol du corbeau thématise le raccord entre les deux tentatives. Ici le rythme de Renart est lent : le goupil musarde, il guette le kaïros, l’occasion propice pour une bonne ruse, celle qui lui permettra de remplir son ventre vide. Mais dans d’autres passages, Renart accélère ses déplacements et le film donne l’impression que le goupil emporte la pellicule par son énergie de vie et de fuite. L’image la plus significative est sans doute la course folle, lors de laquelle après avoir violé la louve Hersent, Renart s’empare des jambons d’Isengrin [extrait 2 : 0’9’’04’’’]. Le mouvement semble tellement rapide que le goupil qui courait au début patine ensuite élégamment. Le rythme scandé de la course ou de la marche se mue en glissade caractérisée par un mouvement horizontal et continu [16].
      La circulation de Renart, que rien n’arrête, permet de subvertir le plan fixe de l’image constituée par Starewitch pour ses prises de vue. Elle ouvre le cadre à l’avant et à l’après, soude les branches du récit les unes aux autres et les inscrit dans une linéarité narrative qui nécessite l’enchaînement des photogrammes faisant ainsi avancer le film. Le motif de la course est aussi là pour rappeler que Renart, personnage marginal, véritable baron révolté refusant la loi et les règles du royaume de Noble, ne peut être contenu par une image-prison à moins qu’elle ne soit mise en mouvement, qu’elle se libère de son cadre, emportée par le flux du tournage. Le film, comme dispositif plastique, capte et canalise une énergie, une force vive, il la représente. L’image animée traduit exactement la définition de l’être cinétique de Renart, passant et en fuite.
      Le prologue du film programme déjà cette échappée. Starewitch remonte au livre médiéval et à ses miniatures : images avant le texte, il les anime et accorde à Renart la capacité de franchir les bornes des images fixes [extrait 3 : 0’01’’30 à 0’03’’11] [17]. Un docte singe présente aux yeux des spectateurs un manuscrit dont il tourne les pages ; l’ouvrage est d’une taille disproportionnée en comparaison de celle du singe : il occupe presque tout le cadre. Seuil formel, le volume fait transition entre le lisible et le visible. Lisible car il affiche le titre à lire, visible car il s’ouvre sur d’immenses pages enluminées qui voient chacune l’apparition d’un nouveau personnage. Le corbeau, le couple du coq et de la poule, les deux chiens ou le blaireau sortent véritablement de la page dont ils se détachent comme dans les livres à système [18]. Feuilleter le livre, en faire défiler les pages, c’est donner un premier élan, un premier mouvement, fabriquer une image animée. Rappelant le singe qui actionne la manivelle du projecteur avant le prologue, le geste de tourner les pages lance un processus dynamique : l’enchaînement vient annuler les cadres du plan fixe. Starewitch anime le seuil du livre ; il inclut également dans la surface plane de la page des figures en relief, donnant ainsi à l’image l’épaisseur des corps et de la vie.
      Au début du film, le grand livre semble faire directement signe vers les manuscrits médiévaux. Mais en réalité, Starewitch, qui ne connaissait pas les manuscrits du Roman de Renart, s’inspire d’une autre source : Les Aventures de Maître Renard, illustré par Joseph Pinchon [19]. Entre le film et le manuscrit enluminé, le livre illustré constitue une étape dans la pensée anachronique de l’image animée. L’édition pour enfant est publiée chez Delagrave en 1920. Dans un rapide prologue, à la façon des conteurs médiévaux, le narrateur s’adresse directement aux « aimables lecteurs et gentilles lectrices » et leur présente son « ami Renard le goupil » :

 

Le héros de notre histoire fait penser au "valet de Gascogne" du vieux Marot :
      Pipeur, larron, jureur, blasphémateur,
      Sentant la hart de cent pas à la ronde…
      Au demeurant, le meilleur fils du monde.

 

Débute ensuite la première branche : « La Naissance de Renart » [20]. La page du livre illustré est construite selon une disposition proche d’un feuillet médiéval (fig. 4) : le texte est organisé sur deux colonnes, chacune est précédée d’une miniature ; de part et d’autre, un décor marginal, digne des manuscrits gothiques, avec les volutes des végétaux et quelques animaux se déploie. Certaines scènes illustrent le début de la branche : la brebis, le loup et le chien évoquent les bêtes qu’Adam et Eve font successivement sortir de la mer ; en revanche, le lion et le rat semblent renvoyer à la fable de La Fontaine. Tout en bas de la page, on aperçoit la tête rousse du goupil : l’illustrateur a choisi de la scinder en deux, illustrant de cette manière la duplicité du goupil qui n’apparaît pas au premier coup d’œil.

 

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[12] « Atant se met parmi la lande / Et s’en entre en la voie errant, / Et va molt sovent coloiant / Savoir s’il poroit acrochier / Qui a son fil eüst mestier, / U coc u geline u oison ». « Si grant fain a que il baaille, / De la fain li duet molt li cors. / De Malpertuis est issus hors. / Tant erre le trot eslassié / Qu’il se feri en un plassié ». « Par besoing s’est mis a la voie, / Tout belement, que nuls nel voie, / S’en va parmi une jonchiere / Entre le bos et la riviere : / Et a tant fait et tant erré / Qu’il est un chemin entrés » (respectivement « Les Vêpres de Tibert », v. 16-21, « Renart et Primaut, v. 6-10, « Renart et les anguilles », v. 11-16, Le Roman de Renart, éd. cit.)
[13] Le proverbe est répertorié par J. Morawski dans Proverbes français antérieurs au XVe siècle, Paris, Librairie ancienne Edouard Champion, 1925, n°236.
[14] Respectivement v. 116, v. 1401 et 1939, v. 55.
[15] Julien Gracq : « l’allusion littéraire, qu’un simple mot peut suffire à éveiller, communique à un texte – rien qu’en signalant en lui l’affleurement, tout prêt à émerger, de la masse de la littérature préexistante – une sorte de miroitement. Miroitement qui témoigne, sous le texte apparent, de l’existence d’une universelle doublure littéraire, se rappelant par intervalles au souvenir comme une doublure de couleur vive par les "crevés" d’un vêtement » (inédit de Julien Gracq accordé au Monde des Livres, 5 février 2000).
[16] Ce principe d’accélération trouve un écho pour nous dans un personnage de cartoon américain produit en 1949 par les studios de la Warner Bros : Bip bip, un grand géocoucou, un road runner.
[17] Le prologue est visible sur YouTube.
[18] Les livres à système font leur apparition dès la fin du Moyen Age : Raymond Lulle de Majorque, au XIIIe siècle, puis Pierre Apian, au XVIe siècle, introduisent un disque tournant. Dans la Cosmographie de Pierre Apian, ce disque figure le mouvement des étoiles. D’autres réalisations, avec des languettes, apparaissent dans des livres d’anatomie.
[19] L. Starewitch a dû vendre une partie de sa bibliothèque à la fin de ses jours et il n’est guère possible aujourd’hui de savoir à partir de quelle(s) édition(s) il a pu travailler. Toutefois, il reste un livre illustré : Aventures de maître renard, texte de G. Le Cordier, dessins de J. Pinchon, Paris, Librairie Delagrave, 1920, annoté de la main du réalisateur. Certains passages sont soulignés. Je remercie François Martin, époux de la petite-fille de L. Starewitch, pour ces informations.
[20] Cette première aventure manifeste bien l’instauration d’une narrativité dans les branches médiévales. Le Cordier dessine ainsi un itinéraire de la naissance de Renart jusqu’au règne de « Renardie ». Mais curieusement, ce règne est l’occasion pour le goupil d’une prise de conscience morale : Renard a « profité de son expérience et s’est appliqué à lui-même la maxime exprimée par La Fontaine : "Si tu veux qu’on t’épargne, épargne aussi les autres !" ». Contrairement à ce que l’on observe dans le texte médiéval, la morale s’étend à l’ensemble des aventures de Renard : « Vous, mes enfants, qui n’êtes pas des renards, mais des hommes formés à l’image de Dieu, agissez toujours en conséquence ; pratiquez la vertu, non pour les profits qu’elle procure, mais pour l’honneur d’être justes, et la douceur d’être bons. Ce sera la meilleure façon de me prouver que l’Histoire de Renard vous a servi à quelque chose ».