L’image rêvée.
Réalité et simulacre chez Henry Céard

- Andrea Schincariol
_______________________________

pages 1 2 3 4

L’album photographique du roman

 

      Tous les personnages de Terrains à vendre apparaissent sous la double forme de « sujets en chair et en os » (quoique fictifs, bien évidemment) et d’images photographiques. Le personnel romanesque créé par Céard est victime de ce qu’on pourrait appeler une scission identitaire entre son propre corps et l’image photographique de celui-ci. L’opérateur de cette scission spectaculaire est l’appareil de Charlescot.

 

Pauline/Pierrot

 

      La première victime de l’objectif de Charlescot est Pauline, petite fille obligée par son père, M. Nicous, à entreprendre une carrière dans le monde du théâtre – monde de la scission identitaire par excellence – et dont le destin s’écrit (ou mieux s’inscrit) sur la surface des clichés pris par le photographe-amateur :

 

Travestie tous les matins, Pauline, vêtue de blanc, recommençait sans cesse les mêmes morceaux raclés en vain, sans progrès ; et apitoyait les promeneurs au passage, par sa silhouette malheureuse et appliquée de pauvre petit Pierrot que son terrible père contraignait à décrocher la lune. C’est dans cette attitude qu’elle sollicitait, sans le savoir, M. Charlescot, photographe amateur, homme de relations courtoises, mais réduisant toute la vie à la manœuvre de son objectif. (TV, 97)

 

      Encore, quelques pages plus loin :

 

Un jour, ayant bien calculé les distances, usé d’un bon diaphragme et choisi une heure de lumière un peu voilée ; avec l’assentiment de M. Nicous rêvant de publicité et forçant sa fille à poser, il obtint une assez bonne épreuve de Pauline, en marmiton.
Pauline, la tête un peu penchée, paraissait écouter les sons de son violon qu’elle accordait sur son genou gauche, en imitation d’une statuette de Mozart enfant dont Charlescot avait conservé le souvenir. Car c’était sa recherche et son erreur que, disposant de moyens sûrs pour saisir instantanément les personnages dans leurs gestes d’habitude et leurs allures naturelles, il préférait les obliger à des poses sculpturales, à des immobilités qu’il jugeait plus artistiques que les mouvements de la vie. (TV, 101)

 

      Ces « micro-tableaux vivants » annoncent l’enfermement pathologique de la jeune fille dans l’univers du théâtre. Incapable de sortir de son « autisme dramatique » (dans tous les sens du terme), Pauline sera obligée à jouer sans cesse un rôle, à poser, bref à se rapporter au monde « réel » à travers une seule et unique modalité de relation : celle du simulacre. Ainsi, le lecteur assiste au rapide et inéluctable avancement de l’autisme de Pauline qui désormais, comme le passage suivant le montre, se prête à la pose « naturellement », sans que son père l’y oblige et sans que l’objectif de Charlescot le demande :

 

Sa robe de prêtresse, à plis lamentables, tombait autour d’elle ; et, les mains sur les genoux, elle essayait de reproduire une pose de désespoir qu’elle avait apprise d’un metteur en scène renommé. (TV, 495)

 

      Cet effet de progressive transformation de Pauline en personnage-poseur, prêt à tout moment à se faire photographier et à réduire ainsi son propre corps à la dimension d’un simulacre plat, est renforcé par un autre passage textuel, où l’on voit Charlescot tirer le portrait de la jeune fille costumée en druidesse :

 

À la lueur d’une lanterne à feu rouge, il lui montra des plaques de verre trempant dans des bains qu’il remuait au passage. Tous deux, penchés sur une cuvette, épièrent l’action d’un révélateur lent à produire un résultat parce que, disait Charlescot, « le cliché était dur à venir ». L’image, peu à peu, se dessina, les contours se précisèrent ; et, soudain, ils virent Pauline, Pauline du Casino, costumée en druidesse. Sur l’épreuve négative, la robe noire apparaissait toute blanche ; et la physionomie de l’enfant, sombre comme celle d’une négresse, semblait très laide, de cette laideur particulière à la face des macaques, des vieux paysans et des vieux acteurs. (TV, 592)

 

      L’image négative de Pauline – où la robe noire devient blanche – ne peut que renvoyer au premier cliché de la jeune fille, habillée en Pierrot [14]. Une fois son portrait tiré, sa figure dupliquée et réduite à une image photographique plate, Pauline quitte de manière définitive son statut d’être fictionnel en chair et en os pour s’enfermer dans le mode d’existence propre aux images photographiques. Sa relation au monde devient dès lors une relation marquée par le détachement ; une relation médiatisée par la circulation de son « corps photographié » certifiant, comme dans l’exemple qui suit, son statut de « grande artiste » :

 

Pour ressembler à une grande artiste, elle affectait de la surexcitation nerveuse, prétendait ne pas pouvoir paraître en scène, si elle n’avalait pas préalablement une préparation pour la voix, débitée par un pharmacien auquel elle avait délivré un certificat accompagné d’une photographie la représentant dans le rôle de « Lulli » ; ne tolérait pas le moindre dérangement quand, selon son expression, « elle était sur le tremplin ». (TV, 622)

 

      La transformation du personnage de Pauline en une pure figure plate et lumineuse à regarder s’accomplit sur la scène, où elle apparaît « phosphorescente » (TV, 903), laissant ainsi « dans les yeux [des spectateurs] une silhouette inoubliable » (TV, 903). D’ailleurs, comme Charlescot s’écrie enthousiaste en regardant son portrait de Pauline, quoi de plus théâtral, « quoi de plus séduisant que de voir une image s’animer, devenir une vivante réalité ? » (TV, 274). Ainsi se termine, pour Pauline, la parabole de réduction au statut de simple image. Tout comme les spectateurs du théâtre qui assistent à sa performance, le lecteur gardera « dans les yeux » seulement le souvenir d’un personnage/silhouette phosphorescent et plat. Le souvenir d’un personnage « simulacre ».
      D’autres personnages subissent la même métamorphose.

 

Mme Hestoudeau et Mme Vincent Trois

 

      Mme Hestoudeau et Mme Vincent Trois figurent parmi les « estrangères » qui passent leurs vacances à Kerahuel. Les deux femmes se prêtent volontiers au jeu dangereux de mise en image, ou comme on l’a défini plus haut, de scission identitaire de l’être :

 

C’était sur Charlescot qu’elles [Mme Hestoudeau et Mme Vincent Trois] exerçaient le despotisme de leur coquetterie. En excitant la vanité professionnelle de l’opérateur, elles satisfaisaient sûrement leur désir d’être remarquées, le besoin qu’on s’occupât d’elles. Charlescot, s’entêtait à vouloir mettre les deux amies dans la collection de ses clichés, et les deux femmes prenaient plaisir à provoquer son objectif, à lui causer des déconvenues. (...) Elles se baignaient avec des costumes trop collants ; se penchaient aux fenêtres avec des peignoirs trop largement ouverts sur des chemises découvrant leur poitrine. M. Charlescot, ne désespérant pas de les photographier dans ces déshabillés, braquait en vain ses appareils les plus instantanés sur la splendeur des formes de Mme Hestoudeau, sur la fausse maigreur de Mme Vincent Trois. (...) Maintes fois, malgré leur manège, Charlescot avait pu les surprendre et faire jouer son déclic à propos. Mais toujours, son halo déterminé par la fulgurante lumière du soleil reflété par la mer avait gâté les plaques qu’il prenait embusqué comme un Peau-Rouge, rampant comme un Apache parmi les anfractuosités des rochers où il guettait ces dames pour tâcher d’emporter enfin, sur les épreuves, un peu de leur nudité. À la fenêtre, pour mieux se moquer de lui, elles jouaient la comédie de se montrer demi-nues (...). Mais dès que, l'œil au viseur, il apparaissait derrière son objectif, elles se reculaient au fond de la chambre, hors de la lumière, hors de la perspective. N’importe ! Charlescot déclenchait le ressort de l’appareil, et le soir, dans l’ombre de son écurie, à la lueur d’une lanterne rouge, ne distinguait rien sur son cliché influencé par l’action des sels dits révélateurs, rien, sinon une image démesurément nette des arabesques et des fleurs en fer du balcon de la croisée. Mme Hestoudeau et Mme Vincent Trois étaient restées là-bas, loin de la pellicule, dans le mystère. (TV, 104‑105)

 

      Mme Hestoudeau et Mme Vincent Trois s’amusent à provoquer Charlescot à la fois dans sa nécessité d’enfermer le monde dans un cliché et dans la satisfaction de ses instincts sexuels. Pour le photographe, incapable de se rapporter au monde autrement qu’à travers son appareil photographique, la seule manière de posséder les deux femmes consiste à les ranger parmi les clichés de sa collection et à emporter ainsi « un peu de leur nudité » avec lui. Réciproquement, les deux femmes, par leur attitude provocatrice, ne font que rendre manifeste l’autre aspect de ce jeu pervers : elles avouent implicitement leur besoin de mettre en scène leur propre corps. Elles « jouent la comédie », en révélant à l'œil de la chambre noire leur nature profonde de femmes frivoles, d’une moralité douteuse ; ou encore, de femmes border‑line, en équilibre précaire le long des frontières qui séparent le monde réel et, une fois encore, le théâtre. C’est ce que le texte confirmera par la suite : Mme Hestoudeau deviendra la maîtresse du maire Rachimbourg ; Mme Vincent Trois se révélera être le prototype de la femme hystérique. Leur destin fictionnel s’inscrit ainsi sur la surface sensible de la pellicule photographique.

 

>suite
retour<

[13] Nous croyons déceler, derrière le nom de Charlescot, le poète-inventeur-photographe Charles Cros. Aussi, la dimension d’onanisme qui entoure la créature issue de la plume de Céard renvoie peut-être à une figure littéraire qui par excellence symbolise la masturbation, ce Charlot du roman homonyme de Paul Bonnetain dont Céard a écrit la préface (voir P. Bonnetain, Charlot s’amuse..., avec une préface par H. Céard, Bruxelles, Kistemaeckers, 1883).
[14] Pour une réflexion très aiguë sur les rapports entre la figure de Pierrot et le dispositif photographique, voir l’article d’A. Rykner, « La Pantomime comme réponse théâtrale aux nouvelles images dans la seconde moitié du XIXe siècle », dans P. Piret (éd.), La Littérature à l’ère de la reproductibilité technique. Réponses littéraires aux nouveaux dispositifs représentatifs créés par les médias modernes. Penser la représentation I, Paris, L’Harmattan, 2007, pp. 151-167. L’article de Rykner répond à celui de Ph. Hamon, « Pierrot photographe », dans Romantisme, n°105, 1999, pp. 35-43.