Ekphrasis en action
chez Philippe Le Guillou

- Michelle Ruivo Coppin
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      Face au choix d’exposer si crûment les ravages du temps, il est évident que le peintre fustige la vanité de l’homme de pouvoir et offre une réflexion sur l’être et le paraître. Cette vanité avait été magnifiquement comblée par Champaigne grâce à la perfection de son exécution de la capa magna ; une perfection telle qu’on en vient à penser à l’instar de Christian Joubaud, auteur d’une biographie sur Richelieu, que la robe « paraît artificielle, comme sculptée dans une pierre dure qu’on aurait peinte ensuite. Et cela renforce l’impression de fragilité des extrémités, de la tête et surtout des mains. S’il n’y avait pas le petit bout de pied qui dépasse de la soutane, on en viendrait à penser que tête et mains sont posées ou plantées sur du vide, que l’effigie est creuse et que le cardinal n’a pas de corps » [12].
      La santé déficiente du cardinal de Richelieu était de notoriété publique affirme le biographe mais « le corps souffrant reste effacé » [13] chez Champaigne au profit de la représentation de l’homme de pouvoir sublimé à travers ses attributs. Aussi, pour entamer son étude, Erich Sebastian Berg s’attaque à déconstruire la cape et la barrette cardinalices. Toutefois, si les terribles anamorphoses d’Erich Sebastian, comme celles de Francis Bacon, s’offrent comme une brutale projection du temps qui passe, malmener si brutalement la figure de l’homme d’Église, n’est-ce aussi imposer, grâce à sa comparaison inévitable avec l’œuvre originale, un regard réellement nouveau, presque un témoignage, sur le sujet de la toile des maîtres et son état actuel ? Les terribles anamorphoses de Bacon reproduites dans le texte des Sept Noms du peintre ne se lisent-elles pas aussi comme une vive et féroce critique à l’encontre du pouvoir religieux en exhibant au monde entier l’affaiblissement et la disparition – souhaitée ou pressentie peu importe – de la fonction de l’autorité religieuse dans notre société ?
      Néanmoins, si ce passage met en scène la décomposition, en pointant l’acharnement dont fait preuve le peintre à l’encontre de l’image du père mais aussi du pouvoir, ce n’est pas tant l’homme que le peintre cherche à déconstruire, mais plutôt l’œuvre de Champaigne en elle-même. À travers le tableau, l’artiste rivalise effectivement avec le peintre, avec toute une tradition également de portraitistes classiques :

 

Ce qu’il avait là devant lui et qui l’attirait tant, ce n’était pas l’incarnation du pouvoir absolu, l’ennemi des féodalités, le guerrier cuirassé de La Rochelle. C’était simplement une silhouette, une allure, un portrait en mouvement, un corps de peinture. Dans la neige et le givre qui enserraient Paris, c’était un feu, une luminosité de soie, l’éclat d’une parure. Ses différents Rimbaud, ses Cathares, il les avait fait naître de la souche d’un fantasme. Ici il partait du travail d’un maître, il s’attaquait à une portraiture canonique [14].

 

      « Portraiture canonique », répond dans cet extrait à « portraiture absolue » dans celui cité au-dessus : parce qu’au-delà de la figure absolue du père que représente le cardinal de Richelieu, c’est également au canon de la peinture, c’est-à-dire à la tradition inébranlable du portrait que s’attaque ce peintre « face à un état de la peinture, une icône qui pour lui avait plus de sacralité que la figure du cardinal » [15]. En quelque sorte, se joue dans cet atelier un face à face avec le maître par excellence, Champaigne, tout comme dans l’atelier de Francis Bacon, jadis, avait eu lieu un face à face avec Vélasquez.

 

Variations de l’œuvre originale : un face à face avec le maître

 

      Lors de l’exposition de Francis Bacon à Paris au printemps 2004, intitulée « Le profane et le sacré », dans la grande salle, à côté de quelques-unes de ses célèbres visions démoniaques du pape à partir des études de portraits d’après Vélasquez, les organisateurs de l’exposition avaient placé une version du portrait d’Innocent X de Vélasquez, prêtée pour l’occasion par la National Galery de Washington, afin illustrer l’obsession de Francis Bacon qui réalisa en vingt ans quarante-cinq variations de l’œuvre du maître.
      La présence même de ce tableau de Vélasquez à l’exposition réaffirmait en quelque sorte – même si les organisateurs ne souhaitaient pas l’interpréter ainsi – qu’il s’agissait bien de variations de l’œuvre originale et non d’une série d’originaux capables d’effacer le souvenir du maître. À côté du rire féroce de l’ombre spectrale aux couleurs détrempées de Francis Bacon, richement encadré, trônait donc un des portraits d’Innocent X de Vélasquez : l’habit rouge vif, le regard oblique mais direct, les lèvres pincées et le teint rubicond, à cause des reflets flamboyants de la robe, le pape de Vélasquez laisse sur celui qui le regarde une empreinte indélébile.
      Placer côte à côte l’œuvre originale et la variation, c’était avant tout proposer au spectateur de l’exposition une estimation de la brutalité avec laquelle Francis Bacon s’est acharnée contre l’œuvre en elle-même ; c’est-à-dire offrir une estimation de la violence avec laquelle le peintre a en quelque sorte tenter « d’attenter à la vie » de l’œuvre [16]. Tenter seulement, oui, parce qu’en plaçant sous nos yeux le portrait d’Innocent X de Vélasquez, n’était-ce pas au fond affirmer l’échec de cette voie ? N’était-ce pas avouer que malgré les quarante-cinq variations de Francis Bacon l’œuvre de Vélasquez était restée intacte ?
      Toutefois, pour Francis Bacon, à la différence du personnage de Philippe Le Guillou, la variation ne s’offrait peut-être pas pour remplir de tels objectifs. À travers ses quarante-cinq variations, le peintre anglais propose quarante-cinq points de vue différents de l’œuvre de Vélasquez, quarante-cinq interprétations différentes en quelque sorte. Avec Francis Bacon, nous sommes exactement dans ce que l’on pourrait nommer une thématique de visitation, d’exploration à partir de l’observation de l’original et le jour où ces quarante-cinq tableaux seront rassemblés, ils offriront alors une véritable excursion à l’intérieur du tableau original du Vélasquez.
      Au sujet des dissonances étrangères à l’harmonie que Stravinski utilise dans Pulcinella, Milan Kundera rapporte, dans les fragments de Testaments trahis, ces propos d’Adorno :

 

Ces notes deviennent les traces de la violence exercée par le compositeur contre l’idiome, et c’est cette violence qu’on savoure en elles, cette façon de brutaliser la musique, d’attenter en quelque sorte à sa vie [17].

 

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[12] C. Joubaud, La Main de Richelieu ou le pouvoir cardinal, Paris, Gallimard, « L’un et l’Autre », 1991, pp. 49-50.
[13] Ibid., p. 63.
[14] Ph. Le Guillou, Les Sept noms du peintre, Op. cit., p. 201.
[15] Ibid., p. 202.
[16] Voir ci-dessous.
[17] M. Kundera, Les Testaments trahis, (1993), Paris, Gallimard, 2003, p. 96.