Ekphrasis en action
chez Philippe Le Guillou

- Michelle Ruivo Coppin
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Mise en pièces de la figure du père

 

      Grâce à cette étude de portraits intégrée dans son œuvre, Philippe Le Guillou concrétise littéralement la volonté de mise en pièces de la figure du père en s’attachant à déstructurer le modèle de Champaigne dans une vision sombre du Cardinal au profit de l’homme. Comme chez Bacon, si le portrait officiel vole en éclats, c’est parce qu’Erich Sebastian Berg se livre à un travail de démystification de la fonction : « Il n’avait pas à encenser, à glorifier, à hypostasier un visage de la primauté cardinalice et ministérielle » [6].
      Au départ, Erich Sebastian Berg se livre à un travail extrêmement minutieux autour de la cape et de la barrette cardinalices laissant rapidement place à une transfiguration de l’homme d’état rongé par sa fonction :

 

Le pouvoir, le souci des contingences de l’État, l’arroi de la fonction ministérielle l’emportaient sur toute autre considération ; nulle trace de mysticisme, de faiblesse intérieure, d’humanité salie par le doute. Erich Sebastian Berg, dans un élan, décida de faire jaillir de cette portraiture absolue le sang, la viande, l’Éros, la pulsion sanguinaire, le chaos secret. Tout son travail tiendrait à cette volonté d’érosion, d’évidement [7].

 

      À travers le récit précis du travail effectué par l’artiste autour de la décomposition du visage au couteau, la peinture offre la matérialisation au sens propre de la destruction de la figure autoritaire et paternelle :

 

[Erich Sebastian Berg] était perché sur un tabouret, il attaquait, il creusait le triangle du visage, multipliant les aplats sombres, comme s’il se fût agi d’une chair cadavéreuse. Autour de lui il y avait bien encore six ou sept chevalets, avec la même silhouette figée et tordue. Certaines jaillissaient de fonds noirs ou jaunes, avec des flèches, des indications étranges mais chaque fois on retrouvait la fleur sanglante de la barrette, la main de plus en plus menaçante, une main de spectre, de sorcier, d’inquisiteur, de tortionnaire. C’étaient des toiles d’une grande austérité et d’une extraordinaire violence [8].

 

      Par comparaison, la peinture devient chair et, sous l’impulsion dévastatrice et morbide du peintre retranscrite à la fois par la juxtaposition du début et la gradation de la fin de l’extrait, le couteau – un instrument déjà fort évocateur – s’assimile au scalpel.

 

Ekphrasis en acte ou en action chez Philippe Le Guillou

 

      Contrairement aux autres descriptions contenues dans Les Sept Noms du peintre, celle de la déconstruction du visage de Richelieu est la seule qui s’élabore à partir d’une œuvre d’art préexistante, exposant concrètement la violence et l’opiniâtreté dont fait preuve Erich Sebastian Berg à l’encontre du Cardinal de Richelieu exécuté par Champaigne. Dans les rapports unissant la peinture à la littérature, on pourrait y voir une sorte d’ekphrasis en acte.
      En littérature, la figure de style nommée ekphrasis – littéralement expliquer jusqu’au bout – propose la description d’une œuvre d’art que Georges Molinié formule comme « la représentation d’un traitement artistique déjà opéré » [9]. Puisque Philippe Le Guillou propose dans sa description du travail du peintre le traitement artistique mené – et même infligé, à une œuvre déjà exécutée pour reprendre les termes précis de Georges Molinié, l’ekphrasis serait donc en acte ou en action dans ce passage des Sept Noms du peintre. Pour être parfaitement exact, nous avons affaire ici non à la description minutieuse d’une œuvre d’art mais plus justement à la description de la déconstruction obstinée d’une œuvre d’art.
      Pour Barbara Cassin, rédactrice de l’article « ekphrasis » pour la version numérique du Robert, « l’ekphrasis (…) est une mise en phrases qui épuise son sujet, et désigne terminologiquement les descriptions, minutieuses et complètes, qu’on donne des œuvres d’art » [10]. « Une mise en phrases qui épuise son sujet » paraît être une formule intéressante à retenir car, dans cet extrait des Sept Noms du peintre, Philippe Le Guillou semble la prendre au pied de la lettre. Perché sur ce tabouret, Erich Sebastian épuise son sujet, il le vide, l’évide, même.

 

Mise à mort de l’œuvre originale

 

      La mise à exécution de cette variation de Champaigne se présente comme une mise à mort du sujet mais aussi de l’œuvre originale : « Tout le travail tiendrait à cette volonté d’érosion, d’évidement » [11]. Emporté par la démesure d’un élan à la fois destructeur et créateur, Erich Sebastian ne cherche plus simplement à décrire le sujet de l’extérieur mais s’attaque à l’intériorité même du sujet – comme il s’attaque également au mystère de la toile – en opérant une sorte de dissection de l’œuvre d’art originale.
      Dans Les Sept Noms du peintre, la dissection de l’œuvre d’art originale prend les allures d’une mise à sac. De cette façon, Erich Sebastian entre en lutte contre l’image idéalisée du patriarche représentée ici sous les traits du Cardinal de Richelieu ; il démasque une réalité. Grâce au génie de Champaigne, l’image avait traversé, sans dommage, les siècles pour nous parvenir. Et, sous les assauts répétés du peintre, il semblerait que le Cardinal soit renvoyé au réel : au temps qui passe, à la décomposition charnelle, à l’horreur d’un corps qui se vide, qui s’efface…

 

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[6] Ph. Le Guillou, Les Sept noms du peintre, Op. cit., p. 201.
[7] Ibid., p. 201.
[8] Ibid., p. 203.
[9] G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie générale française, 1992, p. 121.
[10] B. Cassin, « L’Ekphrasis », Dictionnaires Le Robert, Paris, Le Seuil, 2003 : à consulter ici. Saisi le 1er février 2011.
[11] Ph. Le Guillou, Les Sept noms du peintre, Op. cit., p. 201.