Le choc des images artefactuelles
dans le récit cinématographique

- Jessie Martin
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Fig. 5. A. Morgenthaler, Princesse, 2005

Fig. 6. A. Morgenthaler, Princesse, 2005

      En tant qu’il est le seul passage en animation dessinée du film, l’épisode des origines d’O-Ren vient prendre le relais d’un récit déjà ébauché par l’héroïne Black Mamba – héroïne à deux titres, parce qu’elle est le personnage central et parce qu’elle rencontre le succès dans son entreprise vengeresse, ce qui par ailleurs la rapproche d’O-Ren. La séquence d’O-Ren Ishii raconte le passé traumatique de la jeune femme en tant qu’il l’a conduite à prendre le pouvoir dans un monde violent dirigé par les hommes. Poussée par une force vitale, O-Ren a dépassé ses blessures d’enfance pour devenir un être quasi-invincible – ce qui, bien entendu, sera remis en cause par le récit de l’entreprise de Black Mamba. L’histoire même de la jeune femme, la scansion de ce récit par un épisode enchâssé, et la singularisation de celui-ci par l’animation apporte à l’image un souffle épique qui donne une dimension mythologique aux images. Mythologique car il s’agit finalement d’un récit légendaire, ce que la musique d’inspiration western semble vouloir nous indiquer. O-Ren Ishii est une figure autoritaire et dangereuse dont le passé est narré de telle manière que sa toute-puissance et sa dangerosité en tant qu’adversaire de l’héroïne Black Mamba entrent dans la sphère du mythique. Le passé d’O-Ren Ishii, aux allures de récit épique, en devenant mythe explique et justifie la totalité du programme de Black Mamba : la vengeance, que le récit premier relate. Mythologique également car il s’agit d’assister à la genèse d’un être [10]. On déplace la notion archaïque du mythe d’un temps immémorial à un passé et une expérience individuelle, parce qu’il reste toujours, malgré ce déplacement, le récit d’une création. Cette création, c’est celle d’O-Ren Ishii, personnage, caractère même, mû par une violence qui trouve son fondement dans une histoire particulière. Le mythe n’a pas créé la femme O-Ren Ishii mais le guerrier derrière la femme et c’est en ce sens que son passé doit être mythifié.
      La vertu d’image accorde à l’épisode animé une puissance du mythique qui traverse le temps, et lui adjoint irrévocablement une profondeur d’imaginaire, non parce que ces images sont inventées mais parce qu’elles dépassent finalement la réalité des êtres qui les produisent et reproduisent. C’est la leçon des grands mythes de l’Ouest portée par le western de John Ford L’Homme qui tua Liberty Valance (1962) dans lequel le récit d’un événement se révèle faux, mais ne sera jamais rectifié car en devenant mythique il a pris valeur de vérité. « When the legend becomes fact, print the legend » ou « Quand la légende devient réalité, on publie la légende ».
      Cela implique donc de repenser les images dans leur rapport au réel et à la vérité mythifiées du récit. Les images animées n’en attestent pas moins d’une vérité toute diégétique de l’enfance d’O-Ren Ishii, seulement elles indiquent par la voie de la mythification comment et à quel point cet événement de l’enfance a fait d’elle ce qu’elle est, a créé son être. Le mythe est considéré comme vrai car il explique l’origine des choses. La vérité des images animées est donc cependant dépendante des images naturalisées.
      D’un point de vue narratif, l’animation de la séquence détermine l’image non comme souvenir – que ce souvenir soit immédiat, direct ou qu’il soit souvenir du récit de ce passé – mais comme imagerie collective, c’est-à-dire une structure imageante sous la forme du manga animé appelé « anime », qui fonctionne comme référence formelle pour tout un groupe (ici, les spectateurs des films de Tarantino, dont assez peu n’ont aucune idée de ce à quoi renvoient ces images en leur forme). Il y a dans la distinction formelle du récit de l’enfance d’O-Ren Ishii, l’idée d’une imagerie en partage. Les films de Tarantino, hautement référentiels, sont fondés en partie sur ce principe du partage d’une culture de l’image (BD, pulp, manga, cinéma). L’incursion de l’ « anime » mise au compte d’une stylistique post-moderne de la référentialité à outrance (ce que l’on peut discuter mais ce n’est pas le sujet ici) déborde la forme, la matière de l’expression, pour activer le récit d’une puissance discursive plus profonde.

 

La force de la trace dans Princesse et Valse avec Bachir

 

      À l’inverse, Princesse semble vouloir, comme Valse avec Bachir nous le verrons, signifier la réalité dans sa forme la plus prosaïque. Dans ce film d’animation, les images photofilmiques sont d’évidence artefactuelles puisque c’est sous ce régime qu’elles se présentent. Il n’est pas indifférent que les images de prises de vues réelles apparaissent sous la forme d’images vidéo, d’images médiées. Cette médiation les déterminent comme images, les singularise (il ne s’agit ni des mêmes images que celles qui portent le récit, ni d’images qui viendraient s’y substituer totalement). Elles donnent à voir leur médium par le biais du grain spécifique de la vidéo ainsi que son cadrage instable, rapproché, hautement mobile et souvent à hauteur d’homme.
      Intégrer une image indicielle et dont on reconnait l’archè [11] dans un tissu d’images animées revient à ordonner la puissance du réel témoigné sur le réel remémoré. Et ces images sont d’autant plus démonstratives d’une forme de réalité indépassable par la fiction même la plus saisissante qu’il s’agit pour partie d’images non pas directement pornographiques mais issues d’une situation qui soit est pornographique soit le deviendra, donc d’images qui procèdent d’une mise en scène d’actions réelles. Toutes les images vidéo sont des images de Christina dans des situations qui témoignent (ce verbe est choisi à dessein) de situations de violence (pornographie, prostitution, accident, pulsion d’infanticide).
      Mais précisons ce jeu de passe-passe entre images animées-réelles, fictionnalisées-défictionnalisées. Princesse raconte la quête d’un homme, August, qui entend venger sa sœur, Christina, morte d’une overdose alors qu’elle était devenue actrice de films pornographiques. Le récit animé de cette vengeance laisse place par intermittence à des images photofilmiques de Christina. Contrairement à Kill Bill ou encore à Valse avec Bachir dans lesquels la séquence d’images artefactuelles est unique et autonomisée, les images artefactuelles de Princesse ne constituent pas une seule séquence indépendante mais des bribes épisodiques jalonnant ponctuellement le récit. Leur statut problématise la notion de l’image vidéo dans le récit animé. Parce qu’il ne s’agit pas d’une seule apparition mais de présences régulières dans le récit de l’image vidéo de Christina à différentes étapes de sa vie qui toutes témoignent de sa déchéance, nous sommes fondés à penser qu’elles soutiennent le récit de quelque façon. Nous savons que ce ne sont pas des images psychiques ou des souvenirs, mais les images des vidéos qu’August consulte pour remonter notamment jusqu’au responsable de la mort de sa sœur, et qui, dans le même temps, renseignent le spectateur sur ce personnage de Christina décédé au moment où commence l’histoire. Aussi, la question n’est pas tant de replacer ces images artefactuelles dans la réalité diégétique que de comprendre de quelle manière elles affectent la narration, par leur vertu d’images justement.
      La première apparition – le visage de Christina en gros-plan lors du tournage d’une scène de sexe – procède d’une mise en abyme qui ne se reproduira pas et qui, semble-t-il, a vocation purement instructive. La mise en scène écarte toute ambiguïté quant à son origine, l’image vidéo est incrustée dans une image animée d’un matériel de visionnage (fig. 5). Par la suite, en revanche, ces images seront autonomisées par un procédé de substitution. Elles ne sont plus incrustées, donc médiée par l’image animée, mais en concurrence avec elle (fig. 6).

 

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[10] M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, « Essais », 1988.
[11] L’archè d’une image est son origine. Jean-Marie Schaeffer nous rappelle dans L’Image précaire (Paris, Seuil, 1987) que le savoir de l’archè d’une photographie, c’est-à-dire sa genèse d’empreinte lumineuse, permet de croire qu’elle représente la réalité de manière adéquate. Que l’on croie à sa vérité est encore autre chose.