Mise en image et mise en mots dans Je n’ai
jamais appris à écrire ou Les incipit
d’Aragon

- Mireille Hilsum
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Fig. 13. L. Aragon, Les incipit, avec un tableau d’Henri
Matisse (La Porte-fenêtre à Collioure, 1914)

Fig. 14. L. Aragon, Les incipit, pp. 276-277, avec une
gravure de Georges Braque (Oiseau, 1962)

En finir avec La Mise en mots ?

 

      Sous le livre des commencements se cache un livre des fins. Fin de la vie, fins de l’œuvre. On l’a vu avec l’enfer, qui représente la fin, atteinte cette fois, de bien des romans du « Monde réel ». L’enfer, c’est la guerre, celle de 14 ou celle de 40. Mais avec La Défense de l’infini, l’enfer, c’est aussi l’orgie vers laquelle devait converger les personnages. Orgie de chair et orgie de sang, s’équivalent, selon Aragon. Mais deux images peintes me semblent esquisser une autre fin, le chant d’orgue qu’Aragon imagine au-delà de son œuvre publiée. Il s’agit d’un tableau de Matisse, La Porte-fenêtre, peint en 1914, et d’une gravure de Braque, beaucoup plus tardive : peinte en 1962 pour l’affiche d’une exposition Braque/Saint John Perse. L’Oiseau semble, dans l’économie des Incipit, véritablement sortir des ténèbres placées au centre du tableau de Matisse (figs. 13 et 14) [29]
      Hélène Védrine a montré que La Porte-fenêtre occupe l’exact milieu du livre, dans l’édition originale. Véritable « incipit du milieu », elle donne à voir, en son propre centre, des ténèbres qui figurent la guerre à l’horizon des romans du « Monde réel » [30]. Mais l’Oiseau noir figure un autre avenir, un autre horizon de l’œuvre. Un double cadre, qui tend vers le clair, dégage deux marges latérales, dans lesquelles Aragon écrit, à la main. A gauche, Braque, à droite, Elsa Triolet ; à gauche, le côté des images, à droite celui des mots. Faut-il aller jusqu’à lire, dans le partage qui s’esquisse, l’annonce, à gauche, de l’avenir, et le rappel, à droite, du passé, y compris le plus récent ?
      Il me semble en effet que l’œuvre nouvelle s’annonce, sous l’égide du B. :

 

Le déchirement de
la nuit par le chant
de l’oiseau, ou
Georges Braque.

 

BAISER
DIFFÉREMMENT
L’INVISBLE

Ou
… finir par un chant d’orgue
Henri Matisse
[31]

 

La seconde signature, soulignée, en bas de page, fait signe vers Henri Matisse, roman, qu’Aragon est en train de terminer en même temps qu’il écrit Je n’ai jamais appris à écrire. Le livre paraîtra en 1971. Le chant d’orgue aragonien commence-t-il là ? Le livre composera roman et essai : sur le roman, celui d’Aragon, et sur la peinture, celle de Matisse. Mais aussi les mots de toute une vie [32] et les images du peintre, en jouant avec l’espace de la page et celui des volumes, puisque certaines images interviendront dans le corps du texte tandis que d’autres seront regroupées dans l’anthologie sur laquelle se clôt le second volume.
      Avec son Matisse, Aragon sortira du seul domaine des mots auquel il réserve, dans Les incipit, la marge de droite :

 

… et, recommande
en même temps,
je m’en aperçois,
Elsa Triolet

NE PAS
OUBLIER
LES OISEAUX

Et
c’est l’incipit
d’où part
La Mise en mots
[33]

 

      Où situer Je n’ai jamais appris à écrire dans une telle configuration ? Le livre a été écrit et composé pour succéder précisément à La Mise en mots d’Elsa Triolet, dans la collection des « Sentiers de la création », chez Albert Skira. A comparer les deux livres, on voit bien que c’est précisément sur l’image qu’ils se différencient le plus. Le livre d’Elsa Triolet est un livre illustré, les images me semblent enfermées dans la redondance, elles ne trahissent pas le texte mais le redoublent. Il n’y a pas chez elle, me semble-t-il, de langage propre aux images [34]. Le livre d’Aragon au contraire se situe dans le sillage de Nadja [35].

      Il me semble qu’on peut situer Les incipit à la charnière de l’œuvre qu’Aragon imagine. A eux d’ouvrir peut-être le chant d’orgue qui se donnera pleinement à entendre avec Henri Matisse, roman. L’un et l’autre sont des livres de deuil, écrits après la mort de l’ami [36], ouvertement dans Henri Matisse, roman, secrètement dans Je n’ai jamais appris à écrire où le nom de celui qui n’a pas voulu entendre la parenté liant l’incipit et la phrase d’éveil manque dans le titre, mais se décline, sous toutes ses formes, dans le domaine de l’image.

 

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[29] Par différence avec les images que nous allons analyser ici, les dessins de Masson, comme ceux de Giacometti, ont été donnés à l’auteur des ORC. Repris dans Les incipit, ils jouent donc un rôle dans la relecture (provocatrice) des romans du « Monde réel », comme le montre Hélène Védrine, « Sage comme une image », art. cit., p. 106.
[30] Voir H. Védrine, « L’illustration de Je n’ai jamais appris à écrire d’Aragon ou les incipit visuels », art. cit., pp. 397-401. La Porte-fenêtre de Matisse, si essentielle dans la composition du livre, n’est pas reprise dans l’édition de poche.
[31] Les incipit, Op. cit., p. 126.
[32] Le livre est aussi un recueil de tous les articles écrits par Aragon sur le peintre, composé, annoté dans les marges, et complété d’écrits inédits.
[33] Les incipit, Op. cit., p. 127.
[34] Voir M. Hilsum, « Parole prophétique et écritures de la fin dans l’œuvre romanesque d’Aragon », Au creux du temps parole prophétique parole romanesque, Textes réunis et présentés par Carlo Arcuri, Centre d’Études du Roman et du Romanesque, Université de Picardie – Jules Verne. Etudes romanesques 8, Lettres modernes, Minard 2003, pp. 114-115.
[35] Voir J. Arrouye, « La photographie dans Nadja », Mélusine, n°4, juin 1981, pp. 123-150.
[36] Voir « Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle » où Aragon cite le Racine de « toutes les tragédies » (Ibid., p. 33). A la comédie des commencements s’oppose bien la tragédie des fins de roman, et plus encore de la fin de celui qui ne peut plus être retrouvé.