Portée sémiologique de l’enseigne et
de son tableau dans la Maison du chat
qui pelote
de Balzac

- Patricia Gouritin
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Fig. 6. E. Meissonier, Monsieur Guillaume, n. d.

       Dès le deuxième paragraphe du roman, l’auteur prend soin de prévenir son lecteur que « ce débris de la bourgeoisie du seizième siècle offrait à l’observateur plus d’un problème à résoudre » [29], attirant de la sorte l’attention sur ce passage. Dès lors on ne peut guère penser que l’auteur a pu donner la clef de lecture de cette enseigne aussi facilement. Et le fait qu’il modifie en 1842 le titre initial de son roman, Gloire et malheur pour lui préférer le titre actuel, La Maison du Chat qui pelote, vient focaliser l’attention sur la boutique éponyme présentée en ouverture du roman. Pour Umberto Eco, le titre « doit embrouiller les idées, non les embrigader » [30] et Balzac, particulièrement friand d’onomastique, portait un soin tout particulier aux titres de ses romans et avait sans doute pris conscience, en 1842 alors qu’il réfléchissait à sa fresque romanesque, du caractère trop explicite de Gloire et Malheur.

 

Le Chat qui pelote, vivant tableau ou enseigne-rébus ?

 

       L’explication du nom de cette enseigne est balayée d’un revers de main par l’auteur, qui renvoie son lecteur aux tableaux morts de vivants tableaux. John Grand-Carteret explique que « certaines enseignes dont le sens nous échappe, dont la figuration, même, nous paraît absurde, dérivent ou de particularités locales disparues, ou, mieux, d’animaux savants en représentation » [31]. Cela pourrait accréditer la justification par Balzac du nom de la boutique qui reposerait sur un de ces chats savants dressés pour quelque spectacle en plein air. Nous savons que le chat, pourtant souvent considéré comme un animal de mauvais augure « fait partie des animaux les plus affectionnés pour orner les enseignes – avec singe et cochon (…) Chat qui tourne, Chat qui dort, Chat qui vieille [sic], (…) Chats grignants… » [32]. Dans un article paru dans L’Année balzacienne, Muriel Amar explique que l’on retrouve fréquemment le chat comme motif sur « les enseignes de cabarets » [33] et elle renvoie à l’enseigne d’un marchand de vin conservée au musée Carnavalet « qui a pour nom "Au Chat-qui-dort" ». Il y a certes loin du marchand de vin au marchand de draps, mais ne peut-on voir dans ce Chat-qui-dort une forme de rébus ? Chat-qui-dort pouvant signifier que les clients avaient tendance à rester plus que de coutume en cet endroit ou s’endormir brutalement sur les tables de l’établissement, Chat-qui-dort ne peut-il signifier Chaque y dort ?
       Cette tradition de l’enseigne-rébus ou de l’enseigne-calembourdière, que Grand-Carteret désigne entre autres comme relevant des « joyeusetés de l’enseigne » [34], remonte à l’époque médiévale, à laquelle Balzac ne cesse de renvoyer cette antique boutique. Ces enseignes-rébus visaient principalement « à attirer les chalands par une désignation amusante de la boutique » [35]. Mais quelle pourrait être la motivation de l’inscription d’une telle forme d’enseigne en ouverture d’un roman ?
       Les travaux de Jeanine Guichardet [36] ont permis de montrer le profond souci de Balzac pour ce qui a trait à l’archéologie. Balzac « archéologue » de Paris réalise dans La Comédie Humaine une conservation typographique de certains pans du vieux Paris sur le point de disparaître (ou déjà disparus comme les Galeries de Bois représentées dans Illusions Perdues). En 1845 dans son article intitulé « Ce qui disparaît de Paris » du Diable à Paris, Balzac soulignait non sans amertume : « le vieux Paris n’existera plus que dans les ouvrages des romanciers assez courageux pour décrire fidèlement les derniers vestiges de l’architecture de nos pères ; car, de ces choses, l’historien grave tient peu de compte » [37]. L’auteur de La Comédie humaine est peut-être l’un de ces « romanciers assez courageux pour décrire fidèlement les derniers vestiges de l’architecture » [38] commerciale qui n’intéressait guère grand monde en leur temps. Dans Les Petits Bourgeois, Balzac s’exaspérait de ce que « Le Vieux Paris s’en [allait], suivant les rois qui s’en [étaient] allés » [39]. Il faudra effectivement attendre la fin du XIXe siècle, le 15 novembre 1897, pour que le conseiller municipal Alfred Lamouroux fasse « adopter par les autres élus la création de la Commission du Vieux Paris » [40]. A la même époque, Alfred Franklin avouait regretter dans La Vie privée d’autrefois (1901) la disparition de cette forme d’enseigne plaisante :

 

L’originalité est devenue rare. (…) C’est à peine si l’on rencontre encore quelque jeu de mot tiré à grand’peine du nom du maître ou de celui de la rue [41].

 

       Partant du principe que cette enseigne serait une enseigne-rébus et non comme nous l’indiquait Balzac le simple « tableau mort d’un vivant tableau », puisque lui-même semble offrir un indice à son lecteur en faisant jouer son chat avec autre chose qu’une pelote de laine, que pourrait désigner ce Chat-qui-pelote ? Au XIXe siècle, l’expression « faire sa pelote » signifiait, comme l’indique Alfred Delvau dans son Dictionnaire de la langue verte [42] publié en 1883, « amasser de l’argent » [43]. Par extension, le substantif « pelote » désignait un « gain plus ou moins licite, – dans l’argot du peuple ». Ce Chat-qui-pelote pourrait donc s’entendre « chaque y pelote », ce qui, dans une perspective socio-économique ne désignerait rien d’autre que le bonheur partagé d’un client et d’un négociant, chacun profitant de l’échange commercial.
       Mais cette enseigne s’inscrit surtout dans l’histoire d’une famille. Il n’y a que peu de clients mis en scène dans ce roman car le sujet de ce récit n’est pas tant la relation client/commerçant que celle négociant/artiste. Dire que « chaque y pelote » dans cette histoire reviendrait à souligner que chacun tire profit de la péripétie principale de ce roman : le mariage d’un jeune artiste à particule avec une jeune femme éduquée dans une maison de drapiers. Il s’agit de vérifier à présent la réalité de tels profits auprès des différents personnages : en dépit de la fin dramatique de ce récit, le père Guillaume (fig. 6) marie au-delà de ses espérances sa fille cadette à un jeune noble, Augustine paraît ravie de quitter sa sphère sociale par amour ; sa sœur aînée Virginie épouse Joseph dont elle était éprise ; la mère marie ses deux filles relativement vite et voit dans son aînée l’héritière de sa place au comptoir du Chat-qui-pelote ; la carrière de l’artiste-peintre est lancée par la réalisation des deux tableaux inspirés par le Chat-qui-pelote… Joseph semble faire figure d’exception puisqu’il se voit contraint d’épouser la sœur aînée des filles Guillaume alors qu’il était épris de la cadette, mais le jeune Lebas obtient tout de même (pour ainsi dire en compensation) la boutique qui va de paire avec la fille aînée du négociant lors de son mariage. Même les deux jeunes commis de la boutique sortent gagnants de cette union puisqu’ils obtiennent, sous les Lebas, la permission de parler à table et de rester durant l’intégralité des repas. Envisagé de la sorte, à l’aune du récit tout entier, cette enseigne-rébus devient presque programmatique, comme nous le verrons par la suite, et non seulement prétexte à un jeu de mots comique.

 

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[29] Honoré de Balzac, Op. cit., p. 14.
[30] Umberto Eco, Apostille au Nom de la rose, Paris, Grasset, 1985, p. 9.
[31] John Grand-Carteret, Op. cit., p. XXII.
[32] Ibid., p. 45.
[33] Muriel Amar, « Autour de "La Maison du chat-qui-pelote" : Essai de déchiffrage d’une enseigne », L’Année balzacienne, 1993, p. 143.
[34] J. Grand-Carteret, Op. cit., p. 87.
[35] M. Galliot, Op. cit., p. 471.
[36] J. Guichardet, Balzac « Archéologue » de Paris, Paris, SEDES, 1986.
[37] Balzac, « Ce qui disparaît de Paris », Le Diable à Paris, Tome III, Paris, Hetzel, 1868, p. 177.
[38] Ibid.
[39] Balzac, Les Petits Bourgeois, Paris, Garnier Frères, [1ère éd. : posth 1856] 1960, p. 15.
[40] A. Fierro, Histoire et Dictionnaire de Paris, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 793.
[41] A. Franklin, La Vie privée d’autrefois, Variétés parisiennes, vol 25, Paris, Plon, 1901, p. 40.
[42] A. Delvau, Le Dictionnaire de la langue verte, Paris, Marpon et Flammarion, 1883.
[43] Ibid., p. 338.