Portée sémiologique de l’enseigne et
de son tableau dans la Maison du chat
qui pelote
de Balzac

- Patricia Gouritin
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Fig. 1. Bertall, Huile céphalique, n.d.

Fig. 2. Anonyme, La Truie qui file, v. 1830

Fig. 3. L.-É. Fournier, Aux Singes Verts, v. 1880

Fig. 4. Anonyme, Truie qui file, âne qui vielle, chèvre
qui harpe
, v. 1900

Fig. 5. L.-É. Fournier, Au Chat qui pelote, v. 1880

L’enseigne du Chat-qui-pelote, simple tableau mort d’un vivant tableau ?

 

       Toute description fait tableau en soi puisque, selon Bernard Vouilloux, « les objets sont choisis – élus, lus –, "encadrés" » [10], c’est donc ici le tableau d’un tableau que Balzac dresse ; il s’agit bien évidemment de la « représentation d’une représentation » [11], de la représentation scripturale d’une représentation picturale (imaginaire sans doute, nous le verrons par la suite). Plus qu’une simple description au premier degré, la description de cette enseigne devient description au deuxième degré, entendons par-là ce que Philippe Hamon désigne comme étant « déjà composition et reconstruction du réel (un texte, une image, une affiche, un film, un tableau…) » [12]. Puisque le tableau d’enseigne décrit n’est pas reproduit sur une vignette hors-texte ou intégré au roman à la manière des deux prospectus publicitaires insérés dans le texte de César Birotteau en guise de « pièces justificatives » [13] (fig. 1), enseigne et tableau d’enseigne restent ici de simples objets de papier. Balzac compose ce tableau avec pour simple outil, aussi imparfait soit-il, les mots.
       A la différence de la description du store de la charcuterie des Quenu-Gradelle dans Le Ventre de Paris de Zola [14] qui évoque le Déjeuner sur l’herbe de Manet ou celui de Monet, l’enseigne du Chat-qui-pelote ne renvoie à aucune œuvre célèbre. Elle donne pourtant lieu à une véritable ekphrasis : le jeune artiste-peintre réalise une description complète de cette « toile » [15], œuvre imaginaire qui, si elle ne relève pas de l’art au sens noble du terme, appartient aux arts décoratifs et pourrait avoir sa place au Musée Carnavalet auprès des quelques enseignes parisiennes du XIXe qui s’y trouvent. Les diverses recherches que nous avons menées ne nous ont guère permis de mettre au jour l’existence d’un tel tableau dans les rues de Paris. Menant son enquête sans doute du côté de chez Edouard Fournier, Pierre Georges Castex nous apprend que « rue Vauvilliers, se rencontrait un authentique Chat-qui-pelote » [16] et affirme que « Balzac dut voir cette enseigne au cours de ses flâneries et en retenir la pittoresque légende ». L’auteur a cependant choisi d’occulter le véritable tableau d’enseigne qui présentait un chat s’amusant « avec des pelotes de fil ou de coton » pour lui préférer un chat qui joue à la longue paume avec un gentilhomme.
       Après avoir présenté la façade entière de cette boutique, Balzac reprend la parole qu’il avait déléguée au jeune artiste peintre le temps de la présentation de la façade. Conscient du profond hermétisme d’une telle enseigne, qui « semble bizarre à plus d’un négociant parisien » [17] et l’est sans doute aussi aux yeux du lecteur, le narrateur explique qu’elle appartient à ces « tableaux morts de vivants tableaux à l’aide desquels nos espiègles ancêtres avaient réussi à amener les chalands dans leurs maisons ». Afin d’illustrer son propos, il ajoute que des enseignes comme la Truie-qui-file (fig. 2) ou le Singe-Vert « furent des animaux en cage dont l’adresse émerveillait les passants, et dont l’éducation prouvait la patience de l’industriel au quinzième siècle » [18]. Il est effectivement fondé de faire allusion à certains animaux placés sur le perron des boutiques pour faciliter l’entrée du chaland ; arrêté pour contempler les numéros de jonglage d’un animal dressé, le badaud pouvait ensuite passer son chemin ou jeter son dévolu sur les produits présentés en devanture ou sur le trottoir au plus grand bonheur du marchand. L’historien de l’art, John Grand-Carteret insiste sur le fait qu’une telle mise en scène des animaux n’est guère l’apanage des industriels en plein vent comme on serait tenté de le supposer et que certains marchands en boutiques « avaient imaginé de faire concurrence aux ambulants, bohèmes, montreurs d’ours et autres bêtes curieuses » [19] et présentaient devant leurs boutiques certains animaux « savants ». En ce qui concerne les Truies-qui-filent ou les Singes-Verts (fig. 3), Édouard Fournier émet toutefois quelques réserves et annonce simplement qu’il « y eut de tout temps des enseignes bizarres, extravagantes, saugrenues (…) comme celle de la Truie-qui-file » qui « eurent une popularité extraordinaire et furent reproduites dans toutes les villes de France, au moyen âge, sans qu’on puisse bien se rendre compte de ce que signifiaient ces figures caricaturales et sans doute satiriques » [20]. Truie qui file, âne qui vielle ou chèvre qui harpe (fig. 4) étaient, en effet, des motifs de décoration servant à l’ornement de certains poteaux corniers médiévaux [21].
       Dans la deuxième ébauche du préambule déchiffrée par A.-M. Meininger ainsi que dans l’édition définitive, le romancier maintient que « ces enseignes (…) étaient le tableau mort d’un ancien tableau vivant » [22], mais, juste après, une variante entre la deuxième version et la version définitive attire l’attention :

 

Ainsi la truie qui filait, le chat qui pelote, étaient des animaux vivans qui émerveillaient les passans et prouvaient la patience et l’industrie du 15e siècle (Deuxième ébauche).
Ainsi la Truie-qui-file, le Singe-vert, etc., furent des animaux en cage dont l’adresse émerveillait les passants, et dont l’éducation prouvait la patience de l’industriel au quinzième siècle [23] (Édition définitive).

 

       Le Chat qui pelote présent au nombre de ces bêtes curieuses dans la deuxième ébauche est retiré de l’édition définitive et remplacé par un singe vert. Or, nous savons grâce à Edouard Fournier que ces singes verts ne se rencontraient guère dans les rues de Paris comme le prétend Balzac. Ce n’est qu’au retour de voyageurs qui « se vantaient d’avoir rencontré en Afrique » [24] ces Singes Verts [25] que l’on entendit en parler, il ne s’en « vit jamais que sur les enseignes et sur quelques écussons d’armoiries tout à fait réfractaires aux lois du blason ». Sur ce point, Nicole Mozet assure que « du témoignage à l’invention, il y a un saut qualitatif » [26] et Balzac, romancier avant d’être historien ne doit pas être lu armé de ses bésicles et d’une encyclopédie. Il n’était pas scientifique et déclarait lui-même dans son Avant-propos de 1842 à La Comédie Humaine :

 

J’ai mieux fait que l’historien, je suis plus libre.

 

       Cette explication de l’« étymologie » de l’enseigne ne peut-elle être une manière pour Balzac de nous éloigner de la véritable signification de cet objet ? Il semble ainsi offrir une réponse rapide et sensée à cette antique et grotesque enseigne, la balayer d’un geste de la main, laissant à son lecteur le soin de tourner les pages du roman. Cependant, cette enseigne n’en demeure pas moins étrange... et le lecteur contemporain de Balzac ne peut qu’être frappé d’apprendre cette histoire d’un chat pelotant avec un gentilhomme alors qu’il a vu dans les rues de la capitale des enseignes du même nom mais dont le tableau diffère. A la recherche du Chat-qui-pelote, Edouard Fournier nous informe qu’en « plusieurs endroits, notamment rue Saint-Denis, rue des Deux-Ecus, et rue Vauvilliers » [27] se rencontrait encore à Paris dans les années 1860 « la fameuse enseigne du Chat qui pelote », cependant aucun de ces tableaux ne représentait un chat jouant à la pelote avec un gentilhomme mais « un chat qui jongle avec des pelotes de fil ou de coton » [28] (fig. 5).

 

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[10] B. Vouilloux, La Peinture dans le texte, XVIIIe-XXe siècles, Paris, CNRS éd., 2005, p. 52.
[11] Ibid., p. 53.
[12] Ph. Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, p. 185.
[13] Balzac, César Birotteau, Paris, Pocket, 1994, p.156.
[14] « Le store de la vitrine (…) représentait, au milieu d’une clairière, un déjeuner de chasse, avec des messieurs en habit noir et des dames décolletées, qui mangeaient, sur l’herbe jaune, un pâté rouge aussi grand qu’eux » (E. Zola, Le Ventre de Paris, « Le Livre de Poche », 1997, p. 294).
[15] Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, p. 15.
[16] Balzac, La Maison du Chat qui pelote, éd. P.-G. Castex, Introduction, pp. 5-6.
[17] Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, p. 16.
[18] Ibid.
[19] J. Grand-Carteret, Op. cit., p. XX.
[20] É. Fournier, Histoire des enseignes de Paris, Paris, Dentu, 1884, pp. 288-289.
[21] La cathédrale Notre-Dame de Chartres arbore aujourd’hui encore deux statues représentant un âne qui vielle et, à ses côtés, une truie qui file sur le contrefort médian du clocher.
[22] A.-M. Meininger, Notes de La Maison du Chat-qui-pelote, Op. cit., p. 1182.
[23] Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, p. 16.
[24] É. Fournier, Op. cit., p. 261.
[25] Voir l’illustration de l’enseigne des Singes-Verts dans É. Fournier, Op. cit., p. 209 : « « Il y a eu au XVIIIe siècle, par exemple, quinze ou vingt enseignes sur lesquelles le singe vert était représenté ; aujourd’hui [dans les années 1860] nous ne connaissons qu’une seule enseigne, aux Singes verts, dans le passage Choiseul ».
[26] N. Mozet, Balzac au pluriel, Paris, PUF, 1990, p. 60.
[27] É. Fournier, Op. cit., p. 275.
[28] Cf. Illustration dans Édouard Fournier, Op. cit., p. 275.