Henri Michaux : à la recherche
du « texte primordial »

- Emma Viguier
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Fig. 5. H. Michaux, Par des Traits, 1984

      L’intérêt de Michaux pour les idéogrammes chinois va dans le même sens. Issus des pictogrammes, ces signes à « l’enveloppe inenveloppante » [35] éveillent sa rêverie primitiviste. Les signes calligraphiés de Mouvements, Saisir ou Par des traits exposent sa recherche d’un ailleurs graphique où les frontières entre picturalité et scripturalité s’effondrent. Dans cette perspective, la fascination de Michaux pour les idéogrammes, pour cet art du tracé qu’est l’écriture calligraphique – nécessairement calligraphique – extrême-orientale, rejoint celle de Roland Barthes qui écrivait en guise de commentaire d’un dessin japonais à l’encre dans L’Empire des signes : « Où commence l’écriture ? Où commence la peinture ? » [36]. Barthes, qui affirmait avoir la maladie de « voir le langage » [37], exaltait la civilisation idéographique dans sa particularité à ne pas dissocier l’écriture de la peinture. Celles-ci glissent constamment l’une vers l’autre : c’est le même trait, la même encre, le même pinceau, la même main, qui vont de la calligraphie à la peinture.
      En s’ancrant dans cette référence culturelle, Michaux exploite la sensibilité du signe qui, en quelque sorte, dynamite les distinctions phonie/graphie, écriture/peinture, lisible/visible et transporte le peintre-poète dans l’altérité fantasmée d’un espace scripturaire flottant. En effet, dans Idéogrammes en Chine, l’historique de l’idéogramme se meut en rêverie, en voyage, en échappée à la recherche d’un lieu-signe inconnu et évanescent, support de tous les possibles :

 

Sans corps, sans formes, sans figures, sans contours, sans symétrie, sans un centre, sans rappeler aucun connu [38].

 

Michaux parle de l’idéogramme comme d’un signe indifférencié, indéfini. Il rajoute : « Idéogrammes sans évocation » [39]. L’idéogramme lui permet d’envisager la puissance d’un signe propre à « abstraire » le langage et à « dilater l’œil » [40], pour reprendre la belle expression de Jean-Claude Mathieu. Par lui, il réalise sa quête mythique d’une écriture originaire, sensible, pratique des signes d’une avant-langue inaccessible qui s’exprime en quelques traits énigmatiques. Ces « signes d’origine » flottent en deçà des mots dans l’espoir de reconquérir le Texte perdu.
      Henri Michaux fait appel aux vestiges des signes, à l’utopie pictographique et idéographique pour créer un texte de la confusion, de l’énigme, du rêve. Il mène dans ses « essais d’écritures » – dans ses textes sur l’écriture mais également dans ses mises en oeuvres « scripturo-picturales » –, la formidable quête d’une écriture primordiale pensée comme floue, indéterminée et mouvante, une écriture « d’aucune langue », « sans appartenance, sans filiation » [41] tissant un texte flottant qui transcende les codes et les genres, les temps et les cultures à la reconquête d’une expression originaire.

 

Le texte comme trace et image du corps

 

      Cette recherche du texte primordial menée par Michaux n’est-elle pas finalement guidée par l’obscur désir de retrouver le corps, de se retrouver soi-même, de faire trace et image de soi ? L’expression originaire, inspirée et indicible, affolée et silencieuse, semble se concentrer autour du nœud mouvant du corps. Dans le texte « Variations sur l’écriture », Roland Barthes écrit : « La relation à l’écriture, c’est la relation au corps » [42]. Pour lui, comprendre l’épaisseur et le sens profond de l’écriture suppose de « remonter » au cœur même du corps car avant toute chose, le corps écrit : « […] c’est le corps et le corps seul qui est engagé » [43]. La démarche poétique et scripturo-picturale de Michaux ne cesse de réaffirmer cette inscription physique au cœur du « texte » :

 

Gestes plutôt que signes
départs

Eveils
autres éveils

PAR DES TRAITS [44].

 

Par ces quelques mots qui préludent au texte accompagnant une série de traits réalisés au pinceau et à l’encre noire dans l’ouvrage Par des traits, Henri Michaux exprime cette origine souveraine du signe ou du trait qu’est le geste (fig. 5). En définissant ainsi sa pratique du signe, il fait de son geste, de sa main, de son corps tout entier l’épicentre de sa quête. Plus tôt, dans Mouvements, il cherche à exprimer, à transmettre « des mouvements corporels » – « Ecrits sur des signes représentant des mouvements » [45] dit le sous-titre. L’œuvre témoigne du désir qui l’anime, d’un corps qui se décharge à fleur de papier ou de toile en des sortes d’idéogrammes rapides et rythmés.
      Pour Henri Michaux, le mouvement du corps est à la source de la création. Sous le mode de l’impulsion, de l’immédiateté, le corps vivant, animé, vibrant, se projette dans l’œuvre. C’est également ce qu’il analyse dans son texte Idéogrammes en Chine. Il voit et ressent l’écriture calligraphique chinoise comme une pratique qui est avant tout gestuelle, comme une abstraction lyrique, informelle, une plasticité, une véritable aisthésis énergétique [46]. Les pratiques picturales de l’Abstraction Lyrique, de l’Art Informel français et de l’Expressionnisme Abstrait américain investissent également ce territoire. Ces courants qui se développent dans l’après-guerre des années cinquante proposent une conception picturale où le geste, libre de toutes contraintes, exprime sur la toile les mouvements corporels et psychiques de l’artiste. Par leurs conceptions de l’espace, du tracé, par leurs intensités, leurs lignes de force, ces œuvres (ou plutôt leurs auteurs) s’inspirent étroitement de la calligraphie extrême-orientale où le signe inscrit, tracé ou seulement déposé (comme le dripping de Jackson Pollock) révèle toute une dynamique gestuelle faisant de la toile le lieu du mouvement et de l’inscription du corps de l’artiste [47].

 

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[35] J. Rajkumar, « Désir de langage et aventures de lignes, littérature et peinture chez Baudelaire, Hofmannsthal et Michaux », dans Silène, Revue du centre de recherche « Littérature et Poétique comparées », Université de Nanterre, 2005, p. 12. Lire l’article en ligne
[36] R. Barthes, L’Empire des signes, Paris, Seuil, « Points/Essais », 2005 (1ère édition, Paris, Skira, 1970), p. 35.
[37] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, « Ecrivains de toujours », 1995 (1975), p. 141.
[38] H. Michaux, Idéogrammes en Chine (1975), repris dans H. Michaux, Affrontements, Paris, NRF/Gallimard, 1986, p. 75.
[39] Ibid., p. 77.
[40] J.-Cl. Mathieu, « Avaler la langue, dilater la pupille », art. cit., p. 134.
[41] H. Michaux, Moments, traversées du temps (1973), dans Œuvres Complètes, Tome III, édition établie par R. Bellour, avec Y. Tran et la collaboration de M. Cardot, Paris, NRF/Gallimard, 2004, p. 731.
[42] R. Barthes, « Variations sur l’écriture » (1973), Op. Cit., p. 1561.
[43] Ibid., p. 1560.
[44] H. Michaux, Par des traits, Op. Cit., non paginé.
[45] H. Michaux, Mouvements, Op. Cit., p. 7.
[46] H. Michaux, Idéogrammes en Chine (1975), Op. Cit., pp. 75-109.
[47] Sur cette question du geste pictural et de l’oeuvre comme projection du corps, je renvoie le lecteur aux œuvres de l’Expressionnisme abstrait américain (Jackson Pollock en particulier) et de l’Art informel (ou Abstraction lyrique) européen (Hans Hartung, Jean Degottex, Georges Mathieu ou encore Pierre Soulages).