Henri Michaux : à la recherche
du « texte primordial »

- Emma Viguier
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Fig. 1. H. Michaux, Par des Traits, 1984

Fig. 2. H. Michaux, Alphabet, 1927

Fig. 3. H. Michaux, Narration, 1927

Fig. 4. H. Michaux, Dessin mescalinien, 1956

        Ce déconditionnement de l’emprise du verbal auquel œuvre Michaux par le dessin et la peinture vise à atteindre une autre voie, une autre saisie après la dessaisie. Le mot, dessiné autant que peint, se vide de sa substance signifiante. Ainsi débarrassé de son sens, devenu pure forme, plasticité à voir et à sentir, le mot sans dépôt est « pris par l’essence » [22]. Cette mise en question du langage à travers l’exploration graphique et picturale de l’écriture est pour Michaux indissociable d’une recherche du mouvement, de l’immédiateté, de la spontanéité, « spontanéité qui dans l’écriture n’est plus » [23], écrit-il dans Emergences-Résurgences. Par des lignes, par des traits, jouant des formes, exaltant le visuel en mettant à mort le lisible, le peintre-poète guette une sorte d’anima scripturaire, ce « phrasé même de la vie, mais souple, mais déformable, sinueux » [24]. Le signe ainsi désencombré reprend corps : corps plastique, corps rythmé, corps énergie, corps remuant, corps mouvant. Le titre de ses œuvres poétiques ou poético-plastiques lorsqu’elles associent textes et explorations visuelles ne cessent d’ailleurs de renvoyer à l’agir, au mouvement, au vivant : Cas de folie circulaire ; La Nuit remue ; Epreuves, exorcismes ; La Vie dans les plis ; Passages ; Mouvements ; L’Infini turbulent ; Emergences-Résurgences ; Moments, traversées du temps ; Par la voie des rythmes ; Face à ce qui se dérobe ; Saisir ; Affrontements ; Déplacements, dégagements. De même, les œuvres scripturo-picturales de Michaux offrent au regard de vibrantes compositions de signes matériels, fluides, semblant mener leur vie encrée à même la peau du papier (fig. 1). C’est ainsi que la peinture et le dessin viennent libérer l’écriture de son immobilité écrasante pour enfin retrouver la danse silencieuse des signes, ce « texte primordial » plus sensible que lisible, plus dessiné, peint, qu’écrit [25] : telle est la voie, telle est la vie du signe.

 

Le « texte primordial » : la tentation des origines

 

      En explorant cette autre voie, cette autre saisie de l’écriture comme pratique du signe délivré du langage, Henri Michaux cherche un souffle premier, une sorte d’origine obscure, inspirée et indicible : « […] dans la région du primordial, le récitant se tait » [26]. En effet, les œuvres de Michaux ne cessent d’évoquer ou de matérialiser cette quête inouïe d’une écriture des commencements, d’une écriture d’avant les mots, d’avant le verbe, d’une écriture du silence qui réinterroge la puissance visuelle du graphe et la magie des signes. A la recherche du « texte primordial », le peintre-poète rêve d’avaler la langue [27] pour mieux faire surgir les arrières-mondes du visible et reconquérir cette expression première, originelle, « androgyne » où l’écriture est aussi et avant tout dessin et peinture : grapheïn. Le grapheïn grec, primitivement lié au verbe graphô, « égratigner », « écorcher », associe et désigne par un même lexème les actes d’« écrire », de « dessiner », de « tracer des lignes, peindre » [28]. Ecrire, dessiner, peindre : la mise en œuvre du grapheïn invite « à manifester la fécondité créatrice d’une pratique originaire d’un grapheïn pluridimensionnel et archéographique » [29].
      Les alphabets imaginaires qui composent les premières œuvres graphiques de Michaux Alphabet et Narration, datant de 1927, impulsent cette remontée du temps scripturaire aux frontières indistinctes de l’écriture et du dessin : malgré leurs titres qui invitent à la lisibilité, à l’alphabet et à la narration, les deux pages sont couvertes de bataillons linéaires de signes illisibles s’offrant comme un tissage d’écritures lointaines mi protosinaïtiques mi pictographiques mi runiques mi idéographiques tout en évoquant un leurre d’écriture alphabétique à travers l’organisation topologique des signes (figs. 2 et 3). Ces oeuvres, matrices dans sa quête « du primitif, du primordial » [30], manifestent un texte à l’état de naissance où le figural et le scriptural sont encore entremêlés. Pareillement, les signes rapides composés de quelques traits d’encre noire tracés au pinceau de Mouvements rappelant les idéogrammes archaïques chinois ou les pictogrammes anthropomorphes, le Manuscrit primordial et les sillons vibratoires qui illustrent son expérience mescalinienne dans Misérable miracle (fig. 4), les signes rythmiques de Par la voie des rythmes ou encore les signes-traits-taches saccadés de Par des traits (fig. 1) révèlent son attrait pour les signes à la croisée de l’écriture, du dessin et de la peinture. Tantôt inscriptions rythmiques pariétales, tantôt pictogrammes, tantôt idéogrammes, tantôt insectes ou foules angoissantes, les références visuelles des œuvres « écripeintes » de Michaux semblent hors du temps et des cultures.
      Le pictogramme apparaît alors comme l’exemple parfait de ce métissage insaisissable : signe de l’altérité, symbole du lointain perdu, de l’ailleurs inaccessible, le pictogramme cristallise ses fantasmes scripturaires des « avant-langues, à jamais inconnues » [31]. L’essai en prose intitulé « Des langues et des écritures et pourquoi l’envie de s’en détourner » qui conclut le livre Par des traits, témoigne nettement de cette utopie de l’avant-langue pictographique pensée comme un mythe des origines. Cette « préécriture » [32] figurative aux « traits irréductibles de l’élémentaire » [33] est une voie d’accès souveraine au texte primordial, texte de la nostalgie visuelle des anté-écritures, texte de la magie mouvante des commencements qui représente non pas les mots mais la « rumeur d’avant les mots » [34].

 

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[22] A. Brun, Henri Michaux ou le corps halluciné, Paris, Institut d’éditions Sanofi-Synthélabo/PUF, « Les empêcheurs de penser en rond », 1999, p. 106.
[23] H. Michaux, Emergences-Résurgences, Op. Cit., p. 46.
[24] Ibid., p. 9.
[25] H. Michaux, Misérable miracle, Op. Cit., p. 13.
[26] H. Michaux, Paix dans les brisements (1959), repris dans H. Michaux, L’Espace du dedans. Pages choisies (1927-1959), édition revue et augmentée, Paris, NRF/Gallimard, « Poésie », 1966, p. 368.
[27] J.-Cl. Mathieu, « Avaler la langue, dilater la pupille », dans Passages et langages de Henri Michaux, sous la direction de M. Collot et J.-Cl. Mathieu, Paris, José Corti, 1987, p. 134.
[28] Le Dictionnaire Grec-Français d’A. Bailly, 16ème édition, Paris, Hachette, 1950. Voir aussi P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Tome I., Paris, Klincksieck, 1968. De plus, l’ouvrage collectif Figures du grapheïn : arts plastiques, littérature, musique, sous la direction de B. Duborgel (Centre Interdisciplinaire d’Etudes et de Recherches sur l’Expression Contemporaine, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2000), analyse dans une perspective interdisciplinaire les relations, les tressages des différents pôles de ce grapheïn grec.
Outre l’entrelacement constant du « peindre », de l’« écrire » et du « dessiner » que pratique Michaux, il serait également intéressant de pointer l’incidence du graphô initial. En effet, toute sa démarche ne repose-t-elle pas sur ce souhait d’écorcher, d’égratigner la langue et ses signes conventionnels ?
[29] B. Duborgel, « Du grapheïn en tous ses états. Champs et relations, polarités et questions », dans Figures du grapheïn : arts plastiques, littérature, musique, Op. Cit., p. 11.
[30] « Dans la peinture, le primitif, le primordial mieux se retrouve » (Michaux, Emergences-Résurgences, Op. Cit., p. 14).
[31] H. Michaux, Par des traits, Op. Cit., non paginé.
[32] Ibid.
[33] Ibid.
[34] A. Zali, « Naissances », dans L’Aventure des écritures – Naissances, catalogue d’exposition, sous la direction de A. Zali et A. Berthier, Paris, BNF, 1997, p. 20.