Montrer l’invisible et dire l’indicible :
images et langages du divin dans les écrits
sur l’art de J. K. Huysmans

- Aude Jeannerod
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Fig. 7. Rembrandt, Le Christ se révélant aux pèlerins
d’Emmaüs
, 1648

      De la même manière, devant Le Christ se révélant aux Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt (fig. 7) qui est exposé au Louvre et dont il rend compte dans un article publié dans L’Echo de Paris le 2 février 1898 avant d’être inséré dans La Cathédrale, Huysmans commence par décrire la toile en expliquant son sujet et en caractérisant ses couleurs :

 

C’est un repas de pauvres gens dans une prison ; les couleurs se confinent dans la gamme des gris tristes et des bruns ; à part l’homme qui tord sa serviette et dont les manches sont empâtées d’un rouge de cire à cacheter, les autres semblent peints avec de la poussière délayée et du brai [33].

 

La palette de Rembrandt est ici dépréciée par des qualificatifs peu valorisants (« tristes », « empâtées »), des images péjoratives (« rouge de cire à cacheter », « de la poussière délayée et du brai ») et des tournures lexicales réductrices (« se confinent », « à part (…) les autres […] »). Huysmans pousse plus loin sa critique des caractéristiques techniques du tableau en soulignant les insuffisances non seulement de sa palette mais aussi de sa composition :

 

Décomposez l’œuvre, elle devrait être plate et monotone, sourde. Jamais ordonnance ne fut plus vulgaire [34].

 

Après ce premier moment essentiellement dévalorisant, Huysmans inverse son jugement en montrant les déficiences de sa propre description :

 

Ces détails sont exacts et cependant rien de tout cela n’est vrai, car tout se transfigure. Le Christ s’illumine, radieux, rien qu’en levant les yeux ; un pâle éblouissement remplit la salle. Ce Jésus si laid, à la mine de déterré, aux lèvres de mort, s’affirme en un geste, en un regard d’une inoubliable beauté, le Fils supplicié d’un Dieu ! [35]

 

Ainsi, la description objective de la toile, à l’aide d’observations techniques, ne peut rendre compte de la qualité d’une œuvre d’art religieux, qui semble obéir à d’autres critères d’évaluation. Huysmans conclut en constatant l’impuissance de la critique d’art en tant que genre lorsqu’il s’agit de rendre compte d’un tel chef-d’œuvre :

 

Et l’on demeure abasourdi, n’essayant même plus de comprendre, car cette œuvre d’un réalisme surélevé est hors et au-dessus de la peinture et personne ne peut la copier, ne peut la rendre... [36].

 

Selon Huysmans, la beauté de cette toile ne provient pas de la technique du peintre (« hors et au-dessus de la peinture », « personne ne peut la copier ») mais relève d’un mystère qui échappe à l’esprit et au langage humains (« n’essayant même plus de comprendre », « personne (…) ne peut la rendre ») et laisse encore une fois le spectateur « abasourdi ».
      A propos de l’œuvre du maître de Flémalle, Huysmans fait le même constat : la qualité de ses tableaux ne peut pas être évaluée à l’aune des critères permettant habituellement de juger la peinture. En effet, dans la Vierge à l’enfant exposée à l’Institut Städel de Francfort, Huysmans remarque quelque chose qui ne relève pas de l’art pictural :

 

Toute cette partie divine qui ne s’apprend pas, qui est hors et au-dessus des couleurs et des lignes, cette effluence de la prière, cette projection de l’âme épurée qui se fixe sur un panneau de chêne – et si l’on sait pourquoi, l’on ignore comment – jaillissent soudain dans le volet isolé de Francfort [37].

 

L’examen détaillé de la surface de bois peint ne permettra pas de dire ce qu’est « cette partie divine » qui ne relève pas d’une technique picturale (« qui ne s’apprend pas, qui est hors et au-dessus des couleurs et des lignes ») et qui n’apparaît pas dans les autres tableaux du maître ; la Vierge de l’Institut Städel est très différente de la Vierge à l’écran d’osier exposée à Bruxelles dans la collection de Somzée – aujourd’hui à la National Gallery de Londres – et de la Vierge en gloire du musée Granet à Aix-en-Provence, mais la différence entre ces panneaux n’est pas visible pour l’œil du technicien : « Elle varie, moins au point de vue de l’exécution et au point de vue de l’art, qu’au point de vue de la piété, au point de vue de l’âme » [38].
      La « piété », l’« âme » sont les qualités que la peinture religieuse doit posséder, mais elles restent des caractéristiques extrêmement difficiles à définir. Dans « Symbolisme et "jeu de langage esthétique" dans La Cathédrale », Pierre Glaudes écrit que « Huysmans place inévitablement au centre de sa réflexion la question des critères sur lesquels repose le jugement esthétique. (…) Le critère définissant par excellence, celui en comparaison duquel les autres ne sont rien, nul doute qu’il faille le chercher dans cette mystérieuse qualité des œuvres d’art qui en sublime la matière et la volatilise pour leur donne "une âme" » [39]. Autrement dit, l’art religieux doit être capable de donner le sentiment du divin, cette qualité invisible et intangible que Huysmans définit ainsi : « le souffle mystique qui fait que l’âme d’un artiste s’incorpore dans de la couleur, sur une toile, dans de la pierre sculptée, dans de l’écriture, et parle aux âmes des visiteurs aptes à le comprendre » [40].
      Le sentiment du divin est donc une sensation, une émotion, un ressenti du spectateur devant la toile ; Huysmans pratique, dans la lignée de Baudelaire, une critique éminemment sensualiste et subjective, qui cherche non seulement à faire voir le tableau, mais aussi à susciter chez le lecteur les sensations ressenties à la vue de la toile. Aussi n’évalue-t-il pas la qualité d’un tableau religieux à l’aune de critères techniques ou esthétiques, mais en termes subjectifs : la toile doit donner au spectateur le sentiment du divin. Comme l’écrit Jean Borie dans Huysmans. Le Diable, le célibataire et Dieu, Huysmans « ressent Dieu comme une émotion artistique » [41]. Et aucune maîtrise technique, aucune virtuosité du pinceau n’est à même de procurer au spectateur ce sentiment de ravissement non esthétique, mais spirituel ; même un peintre au génie indubitable peut échouer à transmettre cette extase mystique. Ainsi en est-il d’Eugène Delacroix, dont Huysmans célèbre en 1876 les talents de coloriste dans ses peintures de la chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice :

 

Un seul, à cette époque, le maître redoutable, Eugène Delacroix, rompit du premier coup avec la tradition, fit éclater le moule, déborda du cadre dès le premier jour, avec ses fougueuses peintures de la Chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice : l’Héliodore chassé du temple, la Lutte de Jacob avec l’ange. Aussi toutes remarquables qu’elles soient, ces œuvres détonnent-elles furieusement avec leur tapage de couleurs, leurs jetées de figures, leurs ardeurs de vie, à côté des grisailles qui les avoisinent [42].

 

Vingt après, Huysmans écrit dans L’Echo de Paris du 24 novembre 1897 :

 

Dans l’église Saint-Sulpice, Delacroix écrase, tous les peinturleurs qui l’entourent, mais son sentiment de l’art catholique était nul.
Et il en est de même de ceux de nos artistes contemporains qui peignent indifféremment des Junon et des Vierges, qui décorent, tour à tour, des plafonds de palais et de cabarets et des chapelles ; la plupart n’ont pas la foi et, à tous, le sens de la mystique manque [43].

 

Huysmans évoque également l’« insens mystique » de l’école de Cologne [44]. Ainsi, il faut la foi et le « sens de la mystique », le « sentiment de l’art catholique » pour réussir à suggérer l’idée de la divinité, et aucun truc, aucune méthode picturale ne peuvent permettre de parvenir au même résultat.
      En effet, Huysmans passe en revue les trucs de peintre censés susciter l’idée de Dieu, montrant l’inanité de telles méthodes ; il évoque au contraire la Vierge à l’Enfant du maître de Flémalle qui évite tous ces artifices :

 

Le peintre n’a donc pas sacrifié au procédé d’un amenuisement facile pour suggérer l’idée de la Divinité ; il n’a pas éludé les proportions terrestres des contours et, tout en demeurant le réaliste le plus exact, il n’en a pas moins réussi à peindre une femme qui, n’eût-elle aucun halo autour du chef et aucun Enfant nimbé dans les bras, ne peut être une autre que la Vierge Mère, que la Corédemptrice d’un Dieu [45].

 

Le sentiment du divin ne peut être donné par des attributs comme l’auréole ou l’effilement, ou autres symboles convenus ou au contraire obscurs qui changent le tableau en rébus ; Huysmans critique ainsi le Songe de Saint Joseph de Charles Landelle, dans lequel un lys brisé est censé évoquer la maternité virginale de Marie :

 

Derrière l’ange, gît à terre un lys brisé. A parler franc, je n’ai pas bien compris la signification de ce symbole. La Vierge est restée vierge avant comme après son mariage, la fleur immaculée devrait dès lors, ce me semble, rester debout radieuse et sereine [46].

 

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[33] La Cathédrale (1898), chapitre XII, OC, t. XIV**, p. 147.
[34] Ibid., p. 146.
[35] Ibid., p. 147.
[36] Ibid., pp. 147-148.
[37] « Francfort-sur-le-Main. Notes », Trois Primitifs (1905), OC, t. XI, p. 348.
[38] Ibid., p. 347.
[39] P. Glaudes, « Symbolisme et "jeu de langage esthétique" dans La Cathédrale », dans J. K  Huysmans, la modernité d’un anti-moderne, sous la direction de V. De Gregorio Cirillo et M. Petrone, Naples, L’Orientale Editrice, 2003, pp. 292-293.
[40] La Cathédrale (1898), chapitre XII, OC, t. XIV**, p. 138.
[41] J. Borie, Huysmans. Le Diable, le célibataire et Dieu, Paris, Grasset, 1991, p. 281.
[42] « Les nouvelles peintures de Saint-Sulpice par Charles Landelle », La Chronique illustrée, 8 janvier 1876, p. 7.
[43] La Cathédrale (1898), chapitre XII, OC, t. XIV**, p. 149.
[44] Ibid., p. 134.
[45] « Francfort-sur-le-Main. Notes », Trois Primitifs (1905), OC, t. XI, p. 351.
[46] « Les nouvelles peintures de Saint-Sulpice par Charles Landelle », La Chronique illustrée, 8 janvier 1876, p. 7.