Montrer l’invisible et dire l’indicible :
images et langages du divin dans les écrits
sur l’art de J. K. Huysmans
- Aude Jeannerod
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Fig. 4. R. van der Weyden, La Nativité, v. 1445-1448
Fig. 5. Fra Angelico, Le Couronnement de la Vierge,
v. 1430-1432
La même aphasie frappe le critique devant la Nativité de Rogier Van der Weyden exposée à Berlin (fig. 4), dont il rend compte dans L’Echo de Paris le 2 février 1898. En effet, Huysmans écrit à propos de la Vierge Marie :
La figure est intraduisible, d’une beauté surhumaine sous ses longs cheveux roux ; le front est haut, le nez droit, les lèvres fortes et le menton petit ; mais les mots ne disent rien ; ce qui ne se peut rendre, c’est l’accent de candeur et de mélancolie, c’est la surgie d’amour qui jaillit de ces yeux baissés sur l’enfant minuscule et gauche, sur le Jésulus, dont le chef est ceint d’un nimbe rose étoilé d’or [14].
Huysmans signale les lacunes du langage (« les mots ne disent rien ») devant la capacité de la peinture à exprimer le sentiment (« ce qui ne se peut rendre, c’est l’accent de candeur et de mélancolie, c’est la surgie d’amour ») ; mais c’est surtout l’inanité de la critique d’art qui est signalée ici, car la peinture est donnée comme « intraduisible » alors même que la tâche du critique est selon Huysmans de « surtout décrire le tableau de telle façon que celui qui en lit la traduction écrite, le voie » [15]. En effet, Huysmans conçoit la description de l’œuvre d’art comme une forme de « traduction intersémiotique » à rebours, non plus « l’interprétation de signes linguistiques au moyen de signes non linguistiques » [16], mais au contraire le passage d’un système de signes non linguistiques à un système de signes linguistiques. Le chef-d’œuvre ne peut donc être traduit en mots [17].
Ainsi, le fait que le tableau résiste à la mise en mots est le signe que s’accomplit sur la toile une opération quasi alchimique, qui est la transformation de la matière en œuvre d’art. La critique d’art n’est donc plus satisfaisante quand il s’agit de rendre compte des chefs-d’œuvre de l’art religieux, et Huysmans expérimente les limites du genre lorsqu’il décrit Le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico, exposé au Louvre (fig. 5) :
Rien, en effet, ne saurait exprimer la prévenance respectueuse, la diligente affection, le filial et paternel amour de ce Christ qui sourit en couronnant sa Mère ; et, Elle, est plus incomparable encore. Ici, les vocables de l’adulation défaillent ; l’invisible apparaît sous les espèces des couleurs et des lignes [18].
Huysmans souligne les défaillances du langage (« Rien, en effet, ne saurait exprimer », « les vocables de l’adulation défaillent ») pour rendre compte de l’art pictural, d’autant plus que ce tableau ne peut être comparé à aucune autre toile (« Elle, est plus incomparable encore »). En effet, le critique insiste sur ce point : la Vierge de l’Angelico « demeure sans rapprochement possible dans la peinture » [19] ; elle est très différente de celles des autres peintres que Huysmans admire, comme Van der Weyden, Metsys ou Grünewald. Le tableau « dépasse toute peinture, parcourt des régions où jamais les mystiques du pinceau n’ont pénétré » [20], se rend « au-delà des sens, tant l’amour et la chasteté sont représentés, personnifiés dans son tableau, au-dessus de tous les moyens d’expression dont dispose l’homme » [21]. Ce tableau allant au-delà de la peinture, le vocabulaire de la critique d’art ne peut en rendre compte ; Huysmans arrive seulement à dire ce que ce tableau n’est pas : « ce n’est plus un travail manuel même admirable ; ce n’est même plus une œuvre spirituelle, vraiment religieuse, telle que Quentin Metsys et Rogier Van der Weyden en firent ; c’est autre chose. Avec l’Angelico, un inconnu entre en scène » [22].
Ainsi, l’art religieux outrepasse les limites de l’art et donc les compétences de la critique d’art ; cette particularité est encore soulignée à propos de la Vierge à l’Enfant du maître de Flémalle (fig. 6) – aujourd’hui identifié à Robert Campin – que possède l’Institut Städel à Francfort :
Ici encore, nous nous trouvons en face d’un cas exceptionnel, en face d’une œuvre qui va plus loin que la peinture proprement dite et qui, au rebours de la petite satane florentine, nous transporte dans cet au-delà divin que si peu de peintres connurent. La critique d’art n’a presque plus rien à voir, avec elle ; la Vierge relève surtout du domaine de la liturgie et de la mystique. Sa place ne serait que dans une église, avec un prie-Dieu pour s’agenouiller devant ; et le fait est que l’on a plus envie, en la regardant, de joindre les mains que de prendre des notes ! [23]
Allant « plus loin que la peinture proprement dite » et « dans cet au-delà divin », l’art religieux ne peut être appréhendé selon les catégories de la critique d’art. Si la peinture religieuse résiste à la description, nous allons voir qu’elle se dérobe d’autant plus à l’analyse et au jugement esthétique.
L’inestimable : la difficulté de juger la peinture religieuse
Dans son article « Le système de la description de l’œuvre dans L’Art moderne », Jean Foyard observe l’organisation de la description dans la critique d’art huysmansienne : « On pourrait imaginer une syntaxe de la description qui procèderait à une répartition des fonctions selon un ordre progressif et linéaire : la première partie de la grande phrase descriptive relèverait de la fonction purement référentielle ; viendrait ensuite le tour de la fonction émotive, les jugements de valeur se trouvant justifiés par l’analyse descriptive. A première vue et en un certains sens, c’est bien ainsi que se présente la description huysmansienne » [24]. Autrement dit, l’appréciation sur le tableau suit immédiatement sa description et elle en est la conséquence logique.
Cependant, cette organisation montre ses limites lorsqu’il s’agit de décrire certains tableaux religieux, comme Le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico. Dans son article publié dans le la revue berlinoise Pan en décembre 1895, et repris au chapitre VII de La Cathédrale en 1898, Huysmans commence par évoquer « l’ordonnance de ce tableau » [25] et « la disposition de ces personnages » [26]. Ensuite, il identifie patiemment et méthodiquement (« A gauche », « A droite » [27]) chaque personnage parmi la foule des saints et des saintes qui couvrent les marches. Il décrit minutieusement les couleurs de chaque manteau et de chaque marche, rappelant la symbolique des couleurs utilisées par le peintre, ce passage étant encore plus développé lors de l’insertion de l’article dans La Cathédrale. Il analyse donc le tableau selon des données exégétiques – identification des saints, symbolique des couleurs – mais aussi selon des critères techniques : il commente le choix des couleurs, la palette utilisée par l’Angelico (« Sa palette est, on le voit, restreinte » [28]) et la qualité de son dessin, la pureté du trait (« Il y a en somme, pour tous ces personnages, à peine quatre types qui diffèrent » [29]). Et pourtant, il a l’impression de passer à côté du tableau, de ne pas réussir, par sa pure description, à transmettre l’impression qu’il donne :
En résumé, au point de vue des types, ainsi qu’au point de vue des couleurs, les choix de l’Angelico sont réduits.
Mais alors, malgré la troupe exquise des anges, ce tableau est monotone et banal, cette œuvre si vantée est surfaite ?
Non, car ce Couronnement de la Vierge est un chef-d’œuvre et il est encore supérieur à tout ce que l’enthousiasme en voulut dire [30].
L’analyse du tableau par des critères artistiques ne permet pas de rendre justice à sa valeur esthétique, et les mots manquent pour le décrire et l’expliquer : le génie de Fra Angelico ne réside pas seulement dans « son travail manuel, même souverain » [31]. Dans une impasse, le critique n’a pas d’autre solution que d’intimer à son lecteur, par des impératifs, de regarder le tableau pourtant absent : « Scrutez son tableau et voyez comme l’incompréhensible miracle de cet état d’âme qui surgit s’opère. (…) Fixez le visage de ces hommes et discernez combien, au fond, ils aperçoivent peu la scène à laquelle ils assistent » [32]. Ce tableau semble donc résister à la description et à l’analyse propres à la critique d’art ; il semble appartenir au mystère, à « l’incompréhensible miracle », que l’homme ne peut appréhender par sa raison mais seulement constater par ses sens.
[14] La Cathédrale (1898), chapitre XII, OC, t. XIV**, p. 142.
[15] Préface à l’ouvrage de l’abbé Broussolle, La Jeunesse du Pérugin et les origines de l’Ecole ombrienne, Paris, Oudin, 1901, p. VIII.
[16] R. Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction », Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, vol. 1, p. 78.
[17] Seuls les chefs-d’œuvre provoquent cette aphasie ; à l’inverse, les tableaux religieux de piètre qualité déclenchent une véritable logorrhée. En effet, la peinture religieuse qui n’inspire pas de sentiment divin peut se décrire sans peine, et Huysmans la brosse vigoureusement, en deux traits de plume assassins, comme ces enfants Jésus observés dans les peintures italiennes du Louvre et décrits dans L’Echo de Paris du 28 décembre 1898. Le Jésus de Marmitta « est une pelote de graisse articulée, un poupon au sourire inexpressif, un gamin comme un autre, saisi juste au moment où il ne crie pas » (« Noëls du Louvre », De tout (1902), OC, t. XVI, p. 142). Celui de Lorenzo di Credi « est terne et sébacé, sa joue se ballonne d’une fluxion et il bénit avec des doigts qui sont des chipolatas, de petites saucisses échaudées devenues blanches. Il est à la fois infantile et vieux avec sa mèche à la Girardin sur le front. Il a l’air d’un notaire de pygmées, d’un tabellion de Lilliput » (Ibid., pp. 142-143). Le Messie du Pérugin « est une figurine de saindoux ; il a un crâne énorme et un ventre météorisé ; il est un hydrocéphale atteint de phtisie mésentérique ; il a le carreau » (Ibid., p. 143). Enfin, le nouveau-né peint par Gozzoli « a des touffes de choux fleurs de chaque côté de la tête et une houppe sur le front. Invinciblement, l’on songe à ces courtiers qui braillent sous le péristyle de la Bourse » (Ibid., p. 143).
[18] La Cathédrale (1898), chapitre VII, OC, t. XIV*, pp. 246-247.
[19] Ibid., pp. 247-248.
[20] Ibid., p. 242.
[21] Ibid., p. 246.
[22] Ibid., p. 243, je souligne.
[23] « Francfort-sur-le-Main. Notes », Trois Primitifs (1905), OC, t. XI, pp. 339-340.
[24] J. Foyard, « Le système de la description de l’œuvre d’art dans L’Art moderne », dans Huysmans, une esthétique de la décadence, sous la direction d’A. Guyaux, C. Heck et R. Kopp, Paris, Champion, 1987, p. 139.
[25] La Cathédrale (1898), chapitre VII, OC, t. XIV*, p. 231.
[26] Ibid., p. 232.
[27] Ibid., p. 232 et p. 233.
[28] Ibid., p. 237.
[29] Ibid., p. 241.
[30] Ibid., p. 242.
[31] Ibid., p. 243.
[32] Ibid., p. 245, je souligne.