Calumnia, De famosis libellis et
ripostes aux attaques injurieuses :

la verve satirique de l’emblème
- Valérie Hayaert
_______________________________
pages 1 2 3 4 5

Fig. 6. P. Cousteau, « Contra veteres », Pegma, 1555

      Cet éthos interrogatif ne disqualifie pas la posture sérieuse, il met au cœur même du discours authentique (la sincérité reste la valeur absolue) le dispositif du serio ludere. Le jeu sérieux est donc une garantie méthodologique et philosophique, modelée à l’effigie de Socrate, il suppose un jugement autoréflexif, qui dédouble sans cesse le discours en le mettant à distance, sur la place du forum ou bien au cœur du commerce réciproque de l’échange épistolaire.
      La forme brève de l’emblème (cette fois en tant qu’iconotexte), discontinue, véritable « fabrique » du sens agile, est reproduite par une mise en page polyfocale, dont les décalages servent de dispositifs ingénieux, ouverts et souples. Chez Coustau, chaque « pegme » (au sens d’estrade mobile) montre de manière ostentatoire le dispositif d’une statue, d’une tribune ou encore d’une scène juchée sur un échafaud : Fortuna est ainsi suspendue à une fourche, et le scandale provient de ce que son corps pantelant, pendu à un gibet, rejoue la scène des crimes les plus barbares perpétrés dans l’Antiquité (fig. 6). En élaborant un mode de penser à la fois allégorique et ironique, Coustau invente un instrument qui rende possible l’acquisition d’un savoir véritable, à l’aune de critères heuristiques inattendus. A la suite de Saint Augustin [16], l’intérêt que Coustau porte aux figures parfois obscures de la rhétorique, découle d’un mouvement plus vaste, celui d’une orthopraxis propre à la méditation et à ses ruminations secrètes que Mary Carruthers a précisément analysées [17]. Il s’agit en effet de mettre l’accent sur un usage plus directement performatif et inventif de la rhétorique de l’orateur. Le lecteur est toujours mis en situation d’apprentissage, d’étonnement (aristotélicien) face aux diverses variantes d’« exercices » qui lui sont destinés. Proches des exercices spirituels d’un Ignace de Loyola, Coustau met à disposition de son diligent lecteur plusieurs stratégies : l’ironie, certes, mais aussi la réflexion sur les apories et irrégularités du droit romain.

 

Un art de l’esquive

 

      Une analyse pragmatique de ce type de paroles venimeuses devient explicite dans le contexte de l’échange épistolaire. Selon Erasme, certaines des attaques ne méritent que le silence : « Ceux qui par leurs sots libelles attirent sur leur ordre la haine des savants et des hommes de bien. (…) Je n’aime pas répondre aux coassements des grenouilles ». D’autres sont décochées subrepticement, sans riposte immédiate possible, car la tactique consiste précisément à donner l’assaut pour prendre aussitôt la fuite : ce sont des flèches du Parthe. Dans une lettre d’Erasme à André Alciat, Bâle, le 6 mai 1526 :

 

A toi aussi il [Longueil] t’a adressé une allégorie assez mordante, mais il l’a fait habilement : le trait à peine décoché, comme on dit, il a pris la fuite (L. 1706).

 

      L’art de l’ironiste, on le sait, est également un art de l’esquive : il s’agit de faire mouche, de toucher le point sensible, d’escamoter le tout au profit d’un seul détail cuisant. Le traité d’Alciat sur le Duel [18], bien que très technique, instaure également ce temps de la réplique, de la riposte-éclair, qui est le principe de la saillie drolatique de l’épigramme. Quintilien définit l’ironie comme une figure « par laquelle on veut faire entendre le contraire de ce qu’on dit ». Or l’ironie n’est pas seulement une antiphrase, elle est une disposition qui génère l’antiphrase, elle est un « jugement de valeur ». C’est en cela qu’elle devient cruciale dans un contexte emblématique : ironiser sur ou à propos de sert précisément à proposer une morale, un jugement de valeur, qui engage un dispositif axiologique précis et qui s’inscrit dans un socio-contexte déterminé. Erasme loue son ami Alciat sous l’apostrophe « ornement de notre siècle » et cette désignation fait allusion à des qualités oratoires d’exception : « J’admire et encourage ta force d’âme, mais j’aimerais mieux faire l’éloge de ta modération dans le bonheur qu’admirer ton courage dans l’adversité (…) Porte-toi bien ornement de notre siècle ». L’échange épistolaire souligne souvent la valeur du destinataire à qui ces images, ces énigmes, allégories ou comparaisons sont dédiées. Alciat est d’ailleurs plus explicite dans une lettre adressée depuis Châteauneuf à Erasme le 29 mai 1522 :

 

Ô esprit loyal, cœur véritablement chrétien, que tous devraient aimer, chérir, entourer de tous les soins ! C’est en lui que l’on devrait rechercher les modèles de la formation véritable, comme faisaient les peintres de l’antiquité d’après celui qu’ils appelaient leur canon (L. 1288) [19].

 

      Les gemmes (allégories, énigmes, emblèmes) évoquées par Budé s’inscrivent dans la droite lignée des « obscurités » autrefois vantées par Saint Augustin. Le sens ultime de l’usage de ces tropes est à la fois éthique et contemplatif : il s’agit d’encourager le lecteur ou l’auditeur à se familiariser avec ce qui semble, à première vue, être  étrange ou obscur. Ce qui est l’objet de vifs débats alors, demeure la question de l’assemblage de ces éléments appartenant à la rhétorique de l’ornatus. Dans le cas de l’emblème, il n’est pas toujours facile de délimiter son extensité effective. L’emblème n’est parfois nullement développé : pure image mentale, adage ou bien lieu de mémoire, il demeure une voie de traverse et n’est pas systématiquement revêtu d’une enveloppe iconotextuelle. Restituer la plasticité de l’emblème, c’est s’interroger sur les limites de la tropomanie (utilisation boiteuse et maladroite des pièces rapportées) quand elle excède la tropologie (au sens d’un art très concret de la combinatoire des topiques au sein d’une démonstration, d’un éloge, ou d’une pièce satirique).

 

Tropomanie ou tropologie ?

 

      Les tropes qui affectent le nom propre ne peuvent être réduits à la désignation englobante de « calembour ». Ces figures, dont il faut écrire l’histoire, et pour lesquelles l’usage et la valeur ont fluctué, connaissent alors une vogue telle qu’elles méritent une taxinomie, fût-elle minimale. C’est sans doute au prisme d’un jugement postclassique, qu’elles sont trop vite reléguées au rang de « plaisanteries un peu lourdes ». La prégnance des Etymologies d’Isidore de Séville, selon lesquelles le nom propre révèle la nature profonde de celui qu’il dénomme, rappelle qu’au XVIe siècle, les fluctuations, inventions ou créations onomastiques sont loin d’être un jeu purement gratuit [20]. Pierre Eskrich (alias Pierre Vase, Cruche) appose en bas d’une planche gravée représentant la marche des Israélites dans le désert, le dessin ostensible d’une cruche, ornée ou non de son monogramme P.V. Il s’agit là d’une signature idéogrammatique (« hiéroglyphique », selon le contresens de la Renaissance). Comme Marie-Madeleine Fontaine l’a bien documenté, Barthélémy Aneau ravive les sens enfouis de son patronyme : l’Aigneau, l’Anneau (mystique ou de mariage). Parfois, le changement de nom signale la partition de deux carrières : c’est le cas de Pierre Coustau, alias Costus et Costalius. Le patronyme subit donc des métamorphoses surprenantes. Tantôt hiéroglyphe, tantôt calembour, le nom est l’objet de toutes les attentions. Il est donc tout naturellement l’objet de déformations satiriques : Alciat souligne ainsi l’exacte portée des atteintes subies par Cyprien dans une lettre à Erasme, en date du 7 octobre 1530 :

 

C’est un fait que les rivaux de Cyprien l’ont appelé, par métaphrase, Coprien, et pourtant, il n’existe aucune Apologie du saint homme contre ces gens-là [21].

 

>suite
retour<

[16] Saint Augustin, De doctrina christiana, II.xl.60.4-27, cité par Mary Carruthers.
[17] Mary Carruthers, The Craft of Thought, Meditation, rhetoric, and the making of images, 400-1200, Cambridge University Press, 1998, et tout particulièrement le chapitre “Cognitive images, meditation, and ornament”, pp. 124-125.
[18] André Alciat, Consilium in materia duelli,  in D. Andrea Alciati Mediolanensis iurescos. Opera Omnia, in quatuor tomos legtime digesta, Basileae, Apud Thomam Guarinum, 1582, tome 4.
[19] Ici, Alciat fait référence aux ouvrages de Polyclète (Pline, Hist. Nat., 34, 8, 55).
[20] F. Buttay-Jutier, Fortuna. Usages politiques d’une allégorie morale à la Renaissance, PUPS, 2008, pp. 102-103, à propos du blason Rucellai : « On entretenait dans la famille Rucellai deux légendes contradictoires au sujet de son origine : d’un côté, on faisait dériver son nom de la rusca ou oricella, plante tinctoriale originaire d’Orient à laquelle un ancêtre inventif aurait dû le début de sa fortune, d’un autre, on parlait d’un Templier venu guerroyer en Italie au service de l’empereur Frédéric II, qui aurait fait vicaire impérial en Toscane et seigneur de Campi », citant Luisa Passerini, pp. 1-2. Giovanni était aussi prompt à revendiquer des origines marchandes que chevaleresques pour le fondateur de son clan.
[21] L. 2394. D’André Alciat à Erasme, Bourges, le 7 octobre 1530, l. 89-91.