Franges d’autel ou la tentation
du livre de luxe au Québec

- Stéphanie Danaux
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 19. E. Grasset, L’Histoire des quatre fils Aymon,
1883

Fig. 20. J.-B. Lagacé, Franges d’autel, 1900

Fig. 21. E. Grasset, L’Histoire des quatre fils Aymon,
1883

      Les deux illustrateurs partagent également un goût pour l’architecture médiévale. Ils exploitent notamment le motif du château moyenâgeux entouré de nuées de corbeaux ou de chauves-souris (figs. 19 et 20). Cette iconographie confère aux deux scènes une atmosphère angoissante d’isolement, avec une forte référence mortifère. Les corbeaux sont en effet des oiseaux charognards qui volent au-dessus des champs de batailles pour se nourrir des cadavres, tandis que les chauves-souris symbolisent la vie nocturne et la mort. Grasset illustre un long roman mérovingien qui justifie pleinement cette iconographie. Peu de poèmes de Franges d’autel suggèrent explicitement un contexte médiéval. Plusieurs illustrations, telles L’Hostie du maléfice, Deus Absconditus, Les Etoiles et Le Voile, présentent pourtant des éléments architecturaux, plus ou moins présents, issus de cette période : arcades à voutes d’ogives, colonnes, arcs brisés, tourelle gothique, etc. Sans doute ces éléments décoratifs ont-ils chez Lagacé une fonction avant tout ornementale. Le gothique flamboyant, en particulier, apparaît comme un style très décoratif qui ajoute à la luxuriance décorative de la page. Le choix des costumes, concordant à celui des décors, confirme l’intérêt de l’artiste pour la période médiévale : hommes en collants et tunique ceinturée, moines en robe de bure, gardes en armure ou femmes vêtues de longues robes à larges manches, à la tête voilée et couronnée.
      Cet attrait se manifeste aussi dans le choix des caractères d’imprimerie. Comme L’Histoire des quatre fils Aymon, Franges d’autel offre une alternance entre une typographique grasse inspirée de la calligraphie médiévale au niveau des titres et une typographie romaine (figs. 1 , 2 , 5 , 6 , 7 , 13 , 18 et 21) ou italique plus conventionnelle au niveau du corps de texte. Les lettres des titres présentent un tracé anguleux, l’épaisseur des traits reposant sur une alternance de pleins et de déliés. Celles du corps de texte, droites ou inclinées, arborent une épaisseur de trait régulière avec empattements. Ce procédé de mise en valeur via le style des caractères permet de marquer une rupture avec le précédent chapitre ou poème. Dans Franges d’autel, cet aspect de la mise en page et de la fabrication du recueil dépend directement de Dantin, qui remplit la mission de typographe. Si ces variations typographiques résultent aussi de la publication préliminaire des poèmes dans Le petit Messager du Très-Saint-Sacrement, il ne faut pas oublier que Dantin projette leur réédition sous forme de recueil dès 1898. Ces effets typographiques, réfléchis et anticipés, reflètent ainsi sa démarche esthétique.
      Au Québec, aucune édition antérieure ne laisse augurer la débauche illustrative de Franges d’autel. Elève du peintre académique Edmond Dyonnet à l’Art Association of Montreal dans les années 1890, Lagacé expose peu, tout en étant un artiste incontournable du milieu artistique canadien-français. Il fait un passage comme illustrateur au Monde illustré de Montréal en 1894 et 1895, puis comme critique d’art, chroniqueur et illustrateur à La Revue Moderne jusqu’en 1906. Dans les pages de ce périodique, il illustre les contes de Pamphile Le May, les nouvelles de Raoul Renault et Eugène Aubert, les romans Charles Guérin de Joseph-Olivier Chauveau et L’Oublié de Laure Conan. Plusieurs de ces textes sont réédités sous forme de livre, avec les illustrations originales de l’artiste. Lagacé réalise également, en 1898 pour le libraire-éditeur Beauchemin, une quinzaine de dessins à la plume, à l’encre et au lavis pour Le Sault-au-Récollet du curé Charles-Philippe Beaubien. Par la suite, il illustre plusieurs recueils de nouvelles de la Société-Saint-Jean-Baptiste de Montréal (1916-1919), le recueil de poèmes Coup d’ailes de Jean Bruchési (1922) et le récit Mon Voyage autour du monde d’Emile Miller (1923). Lagacé totalise ainsi une vingtaine de romans, recueils de contes et de poèmes au cours de sa carrière [19]. Aucune de ces éditions ne ressemble à Franges d’autel, ni par l’iconographie, ni par la mise en page. Ce constat suggère que Dantin, en poète bibliophile, a orienté le travail de son ami Lagacé.

 

Postérité de Franges d’autel

 

      Franges d’autel, insolite et unique en son genre dans l’édition canadienne-française, n’a aucun équivalent avant les années 1930. A une époque où l’importation française domine le marché francophone et où les éditeurs de littérature peinent à se professionnaliser, la production de ce type de livres reste en effet exceptionnelle. L’édition poétique illustrée se développe à partir des années 1910 chez le libraire-éditeur Cornélius Déom, avec les recueils d’Albert Ferland, Guy Delahaye et Emile Venne. Il faut attendre cependant les années 1930 pour voir apparaître, avec la collection Les Poèmes publiée aux Editions Albert Lévesque, une production illustrée concertée, témoignant d’une véritable recherche plastique.
      Malgré la publication dans la presse de comptes-rendus élogieux lors de sa parution en 1900, Franges d’autel tombe rapidement dans l’oubli. L’ouvrage joue pourtant un rôle majeur à plusieurs niveaux. Dans l’histoire des anthologies québécoises, il constitue le premier choix de poésies religieuses du Québec [20]. Dans l’histoire du livre illustré, l’abondance et l’originalité du dispositif illustratif en font une réalisation exceptionnelle. S’il reste difficile de circonscrire les modèles sur lesquels reposent le travail de Dantin et Lagacé, la réalisation de Franges d’autel s’inscrit visiblement, tout comme La Chasse-galerie d’Honoré Beaugrand (1900) ou La Légende d’un peuple de Louis Fréchette (1908), dans la lignée des courants bibliophiles européens. Le beau livre ou livre de bibliophile est le fruit de la collaboration d’un auteur et d’un artiste, généralement un peintre, autour d’un texte littéraire de qualité. Sa valeur repose sur sa qualité matérielle, car il associe des illustrations originales reproduites selon un procédé artisanal à un format imposant, un papier de grande qualité, une typographie soignée et une reliure recherchée. Dans le même temps, sa valeur marchande est souvent augmentée artificiellement par la limitation du tirage. Franges d’autel ne correspond pas à cette définition. Malgré la luxuriance de l’illustration et les recherches typographiques, l’ouvrage est réalisé à l’économie et la limitation du tirage, loin d’être artificielle, en est une conséquence directe. Les dessins de Lagacé sont de plus reproduits par un procédé photomécanique. Si sa valeur matérielle empêche de le considérer comme tel, l’opulence et le raffinement du dispositif illustratif de Franges d’autel révèlent une tentation pour le livre de luxe. En dépit de la modestie des moyens à leur disposition, Dantin et Lagacé expriment avec Franges d’autel, fruit d’une longue réflexion et d’une méticuleuse préparation, un idéal de préservation de l’art du livre.

 

>sommaire
retour<

[19] Lagacé développe par la suite une fructueuse carrière d’enseignant. D’abord titulaire de la première chaire canadienne d’histoire de l’art de l’Université Laval de 1904 à 1944, il officie en parallèle comme professeur à l’Ecole de la Société Saint-Jean-Baptiste de 1911 à 1925 et aux Beaux-arts de Montréal de 1925 à 1935. Il dispense aussi des cours de dessin à l’Ecole du Conseil des arts et manufactures de Montréal en 1912 et devient le premier inspecteur de l’enseignement du dessin pour la Commission des écoles catholiques de Montréal de 1928 à 1942. Au cours de sa carrière, il illustrera une vingtaine de romans et de recueils de contes. D. Karel, Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord, Québec, Musée du Québec/Presses de l’Université Laval, 1992, pp. 450-451.
[20] P. Wyczynski, « Franges d’autel », Op. Cit., p. 521.