Franges d’autel ou la tentation
du livre de luxe au Québec

- Stéphanie Danaux
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Fig. 2. J.-B. Lagacé, Franges d’autel, 1900

Fig. 3. J.-B. Lagacé, Franges d’autel, 1900

Fig. 4. J.-B. Lagacé, Franges d’autel, 1900

        Quelques poèmes de Renier, Nelligan, Ferland et Fréchette ne sont pas illustrés, mais simplement accompagnés de bandeaux à motifs floraux et d’ornements d’origine typographique. Sept poèmes – trois de De Bussières, deux de Renier, un de Nelligan et un de Dantin – n’ont jamais été publiés dans la revue, parce qu’inédits ou édités dans un autre périodique. Ceux-ci ont été composés typographiquement et ajoutés au recueil en 1900. Sans doute était-il trop tard ou trop coûteux de concevoir de nouvelles illustrations. La réalisation de Franges d’autel semble en effet s’être faite aux frais des Pères du Très-Saint-Sacrement, peut-être même à leur insu. Si la plupart des textes se présentent exactement tels qu’ils étaient dans la revue, quelques-uns se retrouvent dépouillés dans le recueil de leur illustration originale au profit d’un autre. Malédiction, l’un des quatre poèmes de De Bussières imprimé directement pour le recueil, reçoit ainsi la composition qui encadrait initialement La Réponse du Crucifix de Nelligan. Nelligan, interné en hôpital psychiatrique depuis août 1899, ne contrôle pas réellement la publication de ses œuvres. Il a d’ailleurs confié ses manuscrits à son ami Dantin, qui en dispose à sa guise. Le poème Paysage de Dantin voit quant à lui son encadrement initial, un rectangle sobre à motifs floraux stylisés, remplacé par une illustration plus volumineuse (fig. 2), empruntée à deux poèmes anonymes parus dans la revue (Le Salut du matin et L’Adieu du soir). Malgré l’échange, les motifs concordent parfaitement. Dantin privilégie peut-être son œuvre, mais il veille aussi à « […] assurer un certain équilibre dans l’illustration des poèmes, en dotant d’une grande composition iconographique un poème d’Arthur de Bussières ("Malédiction") et un poème d’Emile Nelligan ("Les Déicides") » [7].
      D’autres morceaux, comme Messe basse de Renier, ne sont illustrés ni dans la revue, ni dans le recueil. Renier n’a d’ailleurs jamais eu recours à l’illustration au cours de sa carrière. La médiation de l’image, susceptible de distraire l’attention du lecteur ou de détourner le sens de l’énoncé littéraire, n’est pas toujours facile à accepter pour un auteur. De son côté, Ferland a sans doute refusé de confier l’illustration de ses vers à Lagacé. Il a pour habitude, depuis 1892, d’accompagner les poèmes qu’il publie dans Le Monde illustré et La Presse d’un dessin de sa main. Il vient également d’éditer son premier recueil, Femmes rêvées (1899), illustré par son ami le peintre George Delfosse (1869-1939), avec qui il multiplie les collaborations. Par la suite, Ferland revient à l’auto-illustration et sera connu, avec le recueil intitulé Le Canada chanté (1908), comme le précurseur du livre d’artiste au Québec. De même, Fréchette – lui-même peintre amateur, tenté dans sa jeunesse par une carrière artistique – multiplie depuis 1892 les collaborations avec Henri Julien (1852-1908), illustrateur vedette du journal anglophone The Montreal Daily Star et de L’Almanach du Peuple du libraire-éditeur Beauchemin. A cette époque, Fréchette a déjà suggéré à Julien d’envisager l’illustration d’une réédition de La Légende d’un Peuple – avec le poème intégré à Franges d’autel – qui paraitra en édition de luxe en 1908 [8]. C’est sans doute pourquoi cet extrait de La Légende d’un Peuple apparaît sans illustration dans Le petit Messager du Très-Saint-Sacrement de février 1898, puis dans le recueil Franges d’autel.
La seule illustration inédite – l’une des plus originales et des plus réussies du recueil – est celle du poème Processions (fig. 3), dans lequel l’éditeur use pour la première fois de son nouveau pseudonyme : Louis Dantin. Le lien texte-image paraît trop manifeste pour que la composition ait été empruntée à un autre texte, quoique la composition supérieure – reproduisant la Cène – semble inspirée d’une vignette publiée dans Le petit Messager du Très-Saint-Sacrement d’avril 1898.

 

Une approche traditionnelle du rapport texte-image

 

      Dans Franges d’autel, les poètes alternent les écritures romantiques, parnassiennes et symboliques [9]. L’unité de ton provient de la thématique commune, car toutes les pièces sont d’inspiration religieuse, comme l’indique le titre du recueil. Les auteurs chantent l’Eucharistie, l’Amour éternel, le Saint Sacrement, les fêtes religieuses, les devoirs d’un prêtre, la Rédemption, etc. Leur démarche poétique est principalement descriptive et narrative. Le travail de l’illustrateur contribue aussi à l’unité du recueil. Lagacé met généralement en image un ou deux passages de chaque poème. Les scènes bibliques ou fantastiques l’emportent en nombre sur les scènes de genre ou les paysages. Les vues n’occupent souvent qu’un coin de la composition, comme dans le poème Paysage, qui aborde entre autres éléments le thème du bon berger, figure récurrente du Nouveau Testament et symbole bien connu de Dieu ou Jésus comme guide de la communauté des chrétiens (fig. 2). La double composition de Deus absconditus (fig. 4) éclaire la façon dont l’artiste exploite le texte. Les vers de ce poème solennel – qui célèbre la lumière divine qu’apporte l’Hôte de l’Ostensoir – se divisent en deux parties de quatre strophes chacune, disposées de manière équilibrée sur une double page. L’illustration se déploie autour du texte, principalement dans les parties inférieures et latérales extérieures. Sur la page de droite, Lagacé s’inspire de la première strophe, très visuelle :

 

C’était aux premiers feux de la première aurore ;
Tout être s’éveillait, jeune, aimant, radieux
Les astres s’allumaient aux espaces des cieux
Et la terre paraît son orbe vierge encore […].

 

L’artiste crée un site paradisiaque, sorte de jardin d’Eden d’inspiration tropicale, à l’arrière-plan duquel un soleil rayonnant se lève sur l’océan. Colombes et oiseaux de paradis virevoltent au-dessus d’une végétation luxuriante d’où se détachent quelques palmiers. Les autres strophes de cette page s’avèrent plus difficiles à interpréter, car elles font exclusivement référence à des murmures, des voix et des cris évoquant « […] Celui qu’on ne voit pas ! ». Sur la page opposée, l’illustration de la seconde partie du poème obéit aux mêmes principes. Lagacé privilégie les vers suivants :

 

Les chrétiens prosternés, l’âme silencieuse,
Présentaient le tribut de leurs cœurs frémissants,
Et du haut de l’autel les prêtres bénissants (sic)
Promenaient l’Ostensoir sur la foule pieuse.

 

Le dessinateur met en scène une foule compacte d’hommes et de femmes agenouillés devant un autel surmonté d’une tourelle de style gothique, ornée d’un étendard brodé des mots Adoremus in æternum, qui correspondent aux premières paroles d’une prière chrétienne éponyme consacrée au Saint-Sacrement. Un diacre agite un encensoir au premier rang. Debout sur l’autel, le prêtre est vêtu d’une aube recouverte d’une chape et porte sur ses épaules un voile huméral. Il saisit le Saint-Sacrement en forme d’ostensoir rayonnant (à l’intérieur duquel se trouve l’hostie consacrée) et le présente à l’adoration des fidèles. Cet ostensoir fait écho à l’astre solaire de la page opposée, ces deux motifs circulaires symbolisant la lumière divine. Lagacé semble donc sélectionner les passages les plus visuels du poème, selon un mode plutôt descriptif et narratif.

 

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[7] P. Wyczynski, Nelligan. 1879-1941. Biographie, Montréal, Fides, « Le Vaisseau d’or », 1987, p. 349.
[8] D. Hardy, « Henri Julien, "ce diable d’homme" », dans La Vie culturelle à Montréal vers 1900, sous la direction de M. Cambron, Montréal, Fides/Bibliothèque nationale du Québec, 2005, p. 165.
[9] P. Wyczynski , « Franges d’autel », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, 1900-1939, t. 2, sous la direction de M. Lemire (dir.), Montréal, Fides, 1980, pp. 519-520, P. Beaulieu, « L’Œuvre poétique de Louis Dantin », Etudes françaises, vol. 2, n°1, 1966, p. 76 et F. Hébert, « L’ "hostie" de Dantin », dans La vie culturelle à Montréal vers 1900, sous la direction de M. Cambron, Montréal, Fides/Bibliothèque nationale du Québec, 2005, p. 238.